Rafael Anton Irisarri – The Shameless Years | E = mc²

On n’a probablement plus besoin de présenter Rafael Anton Irisarri, cet américain qui a hissé sa musique en garantie permanente de qualité, planant depuis des années dans les hautes sphères de l’ambient tangent avec des maîtres du genre comme Tim Hecker et Lawrence English. Récemment encore, c’est avec Leandro Fresco qu’il a pondu un LP réunissant le meilleur de leurs deux univers dans une invitation à l’évasion sans destination programmée, et ce fut donc avec surprise et contentement que l’artiste, victime de frénésie créative, annonça la parution toute prochaine de son nouvel album solo pour une fois pas chez Room40 mais Umor Rex, marquant au passage la centième sortie dans le catalogue déjà remarqué par l’équipe grâce à Driftmachine et Siavash Amini. Ai-je besoin de vous préciser que The Shameless Years est un énorme taquet dans le plexus solaire ?

Enfantées par les tourments du passé et l’incertitude du présent, les perturbations balayant les reliefs de The Shameless Years reflètent toujours ce sens exquis de la mélodie juste qui caractérise Irisarri, habitées de dynamiques aux dénivelés extraterrestres à jeu égal avec des contrastes à pression négative dans une osmose au pouvoir cathartique, augmentant exponentiellement avec le nombre d’écoutes. Plus que jamais, on s’imagine debout face à l’océan bouillonnant de rage, fracassant avec furie ses lames de fond sub-hertziennes sur les berges d’un continent érodé dont l’unique crime est de vouloir exister, et dont le destin hésitera éternellement entre instinct de survie et abandon aux affres du temps. Vents latéraux d’indignation, grondements de colère au cœur de la tempête, les morceaux tirent leur puissance intrinsèque de la tension sourde qui se répand actuellement en chaque humain, celle alimentée par les mensonges subventionnés et l’entretien des différences, mais aussi celle bien plus personnelle pour le musicien de la contradiction des époques et la mise en perspective de sa propre existence. Une ambivalence qui se retrouve dans les élancées majeures toujours balancées par des contre-pieds mineurs à travers des pistes à la double personnalité, traversant chaque jour comme un funambule sur un fil de soie au-dessus du vide. Mais on retrouve dans cette musique autre chose que l’impuissance d’action et l’érosion de nos valeurs, car plus que les paysages soustraits en niveaux de gris qui y sont dépeints, The Shameless Years appelle la lumière prête à être libérée des entrailles rocailleuses qui le portent.

Les rouleaux ont beau s’écraser sur le sable comme une bête se jette sur sa proie sans défenses, l’accalmie de leur ressac ne cessera jamais de parsemer le sol d’écume réfléchissant les rayons séléniques et de former un miroir éphémère aux airs de portail entre deux mondes. Ne jamais s’arrêter de chercher les étoiles dans la nuit sans fin, garder le sourire même avec le couteau sous la gorge. La gravité des thèmes expiés et leurs effets sur l’âme valident l’équation liant masse et énergie avec la lumière, et plus la musique sera dense, plus les émotions libéreront leur potentiel lacrymal. De même, plus les amplitudes s’élargiront, plus elles fissureront facilement la croûte terrestre pour laisser des colonnes aveuglantes rejoindre les cieux dans un chant du cygne majestueux qui m’évoque certaines fulgurances de Bvdub ; je vous défie de résister à la progression implacable de Bastion ou de ne pas chialer durant Sky Burial, qui est d’après moi une des plus belles compositions qu’Irisarri a pu nous offrir durant sa carrière. Citons également sa collaboration sur le diptyque final avec l’iranien Siavash Amini : même si Karma Krama a un peu trop des airs d’interlude étiré, les 13 minutes de The Faithless se parent d’un manteau de mélancolie irrésistible, nous font fouler les cendres du passé et tenter d’atteindre la fin d’un tunnel qui recule au rythme de notre avancée. Il faut essayer de plier la destinée sur l’autel de la volonté, et faire vivre les espoirs insensés avant qu’ils ne se brisent et périssent comme des vaisseaux poussés les uns vers les autres par l’orage.

Tirant son nom de cette période que l’on vit, bâtie sur des faits alternatifs et des impostures éhontées, cet album pourrait être un manifeste acoustique de ce qu’on appellera la post-post-vérité : les émotions, les opinions et l’expérience personnelle sont toujours centrales à sa définition, mais les faits et les observations qui les ont façonnées ne sont pas pour autant reléguées au second plan. C’est la recherche d’un équilibre rationnel qui ne semble plus pouvoir exister dans notre société, mais seulement s’imaginer et s’espérer. Et c’est ce discret espoir qui dirige The Shameless Years dans l’ombre de ses puissants contreforts, un grain de fausse folie en promesse de purification, affirmant l’ensemble de l’œuvre comme une des grosses poutres ambient de l’année.

Un LP fidèle à l’esthétique singulière du label est disponible, le digital aussi.

Dotflac

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