Grey Filastine, ou Filastine tout court, musicien Barcelonais, traînant ses percus forcenées et sa subversion depuis quelques années déjà travers le monde, grand voyageur, activiste musical et social… bref, à première vue, tout pour énerver. Déjà auteur de deux albums sortis chez la noble, ok, la mythique maison Jarring Effects (n’ayons pas peur des mots), j’avais eu du mal à passer outre la bombe (sans mauvais jeux de mots) qu’est Singularities sur l’album Dirty Bomb. Simpliste, abrutissant, froid et implacable, ce track donnait envie de se taper la tronche contre les murs, de rage contre… contre on sait pas vraiment quoi, mais de rage. Il y avait de la rage là-dedans. Malheureusement, à mon sens, le reste de l’album n’était pas à la hauteur de cette rage, trop hétérogène dans la qualité, des morceaux à la limite du foutage de gueule, d’autres bien plus appétissants, pour un résultat total qui avait du mal à susciter mon intérêt jusqu’au bout… Burn It, son premier album, m’avait fait la même chose. Quémalo ya est à chier, Palmares me laisse inconfortable, Splinter Faction Delight me laisse froid, Judas Goat est une tuerie sans nom, The Last Redoubt est suffisamment bien monté pour m’accrocher, bref, vous voyez le genre. On s’enthousiasme et puis on est déçu, et puis on se raccroche, et puis on est re-déçu, et alors on retourne à son breakcore parce que la frustration et l’envie de laisser éclater la violence sous-jacente sont trop grandes. Bref, le goût étrange d’un artiste trop brouillon, parfois capable de coups de génie, souvent sabotant tout avec une facilité déconcertante. J’oserai pas la comparaison avec Gaël Monfils, mais bon, vous voyez le genre.
De la maturité
Ça, c’était avant. Jusqu’au jour où parvient à mes oreilles et à mes yeux le clip de Colony Collapse, issu de son dernier LP, £OOT. Et là, ça ne rigole plus. Filastine s’est entouré pour l’occasion de la chanteuse Nova, qui fait plus qu’apporter une petite contribution au morceau, elle en est le sens, le fil conducteur. Filastine lui livre une charpente qu’elle remplit avec ses cordes vocales, la collaboration est totalement équilibrée, pour un résultat brut et brutal mais non dénué de finesse. Les beats gras et percuteurs de Filastine trouvent échos dans la légèreté de la voix de Nova, comme un chant déchirant de beauté dans une pièce froide et cruelle. Ça me rappelle aux bons souvenirs d’Autology (sur Burn It) ou Fitnah (sur Dirty Bomb), mais il y a quelque chose de plus… de plus chaleureux. De plus douloureux. Oui, voilà, cette chanson (parce qu’il s’agit d’une chanson, au sens propre, d’un chant) est douloureuse, par la froideur des percus, et la chaleur triste de la voix. Pour ce clip, les artistes sont allés chercher les zones de blessures de l’humanité, la terre perdue, sacrifiée sur l’autel du développement. Volcan de boue provoqué par l’exploitation gazière, décharge, routes bondées… les images sont grises, grouillantes, crades, sans concession. La caméra a le tournis, elle vacille… l’écoeurement et la rancœur sont lisibles sur les visages et la démarche des protagonistes, chantant et jouant sur ce qu’ils peuvent d’un air tantôt désabusé, fatigué, abattu ou révolté. La confrontation est totale dans ces endroits tellement meurtris par l’être humain qu’ils en deviennent déshumanisés. Pourtant, comme Filastine qui percute sur les objets trouvés dans la décharge, cette musique est le fruit de cette destruction, et l’idée que du chaos naîtra quelque chose de nouveau, autre chose, et déjà semée.
A la vue de cette tuerie, je me laisse à nouveau emballer et j’oublie les déceptions des deux albums passés. Ma seule pensée est : pourvu que ce ne soit pas la seule réussite de l’album.
Si le reste suit…
Celui-ci commence par une intro lourde, lente, sévère… le ton est donné. S’ensuit Colony Collapse, puis Shanty Tones. Cordes répétitives, rythmes graves et simples, phrases de quelques notes en boucle, une touche d’électronique, la patte de Filastine est reconnaissable parmi tant d’autres, même s’il m’est toujours impossible de mettre un nom dessus. C’est grave, acerbe, peut-être un peu plus lent qu’à l’accoutumée, peut-être un peu plus triste aussi. Jusqu’ici tout va bien. Et là, patatra. Qu’est-ce que c’est que ce Lost Records ? C’est d’une facilité affligeante, j’ai la rageuse impression d’être pris pour un débile. D’écouter un ragga pourri teinté aux synthés dégueulasses et au MC insupportable. Soit c’est de l’autodérision, soit c’est du foutage de gueule. J’appréhenderai désormais le reste de l’album avec la prudence du mec déjà blasé par les humeurs brouillonnes de Filastine.
Heureusement, ma déception s’arrête là. Je le dis tout de suite, le reste de l’album est une pure merveille. Je serai bien incapable de décrire ce qu’il en est musicalement, mais Skirmish, Circulate False Notes, Spectralization, et Hypnotico sont pour moi des preuves irréfutables du talent de Filastine. Ce mec a atteint un degré de maîtrise de sa technique qui commence à sérieusement porter ses fruits. Alors que l’on doutait de la pertinence de certaines percussions sur ses anciens morceaux, la question ne se pose jamais ici. Tout paraît millimétré, d’une finesse hallucinante, et pourtant d’une chaleur et d’un humanisme impressionnant. Chaque percussion trouve sa place, et rien ne paraît superflu ni même exagéré. Le résultat est un univers musical foisonnant, enveloppant, cliquetant de toute part, emmené par des cordes aux mélodies envoûtantes, pas forcément intuitives, aux humeurs changeantes. Le tout est plein, mais pas brouillon. Selon l’humeur, ça paraît soit brutal, implacable (Hypnotico), soit triste et nostalgique (Circulate False Notes), soit hésitant, presque joyeux (Spectralization). L’électronique vient doucement enrober tout ça, sert à sa juste valeur chaque track et vient confirmer s’il en est le talent de Filastine à bidouiller, à mélanger les sonorités.
La chaleur des voix et la douleur de la censure
On pourrait penser tout ceci suffisant. Et bien non. Filastine aime se frotter aux voix. Autant ça a souvent été un désastre par le passé, autant cette fois-ci c’est plus qu’une réussite. On l’a vu pour Colony Collapse, morceau d’une puissance et d’une amertume hallucinantes, on le voit aussi pour Juniper et Gendjer2. Le remix de Juniper de Y la Bamba est un morceau d’un calme réconfortant, d’une beauté qui provoque une joie non dissimulée. C’est simple et ça fonctionne, point barre. Gendjer2 est encore au dessus. Filastine s’approprie Genjer Genjer, une chanson écrite par Muhammed Ari en 1943. Tout un symbole, car le texte parle de la pauvreté dans la province Indonésienne de Banyuwangi. Le chant a été largement utilisé par le Parti Communiste Indonésien pour dénoncer les inégalités en Indonésie. Lors de l’arrivée de Suharto au pouvoir, Ari a été tué et la chanson interdite, aujourd’hui, elle est encore très mal perçue dans certaines provinces. Gendjer2 est l’aboutissement de la démarche de Filastine. C’est le résultat d’une démarche militante, et de réconciliation entre les musiques dites « modernes » et « traditionnelles », disons en tout cas entre les chants populaires et la culture électronique. Le mariage est parfait, et servi (encore une fois) par la voix magnifique et envoûtante de Nova. S’il y a bien un artiste qui peut se targuer (et qui pourtant a l’humilité nécessaire pour ne pas le faire) d’essayer de faire de la musique « militante », « engagée » (et pourtant je déteste ce concept), c’est bien Filastine, et c’est sur ce morceau que ça se passe. En remettant au jour un chant contestataire, il aura au moins fait prendre conscience sur l’existence de cette contestation.
Et du chaos naquît le son
Sidi Bouzid vient enfin clore l’opus, de sa tristesse et de sa simplicité, de sa gravité. Si l’on se prend à retourner à l’intro, on s’aperçoit qu’elle est construite selon un schéma simple : de l’accumulation de sons urbains, électroniques, cordés et bordéliques sort une organisation, un rythme, puis une mélodie. Tout est là. Réutilisation. Recyclage. Ou comment créer à partir des rebuts. L’album semble le fruit d’une démarche plus claire et plus affirmée qu’auparavant. Plus mature. Plus sereine aussi, plus résignée. Filastine a mûri, et est moins brouillon. Ses intentions n’en sont que plus lisibles, et ses humeurs plus accessibles. Du calme de Juniper à la rage de Colony Collapse, Filastine nous parle de nous, des combats, de ce que l’on refuse de voir, implacable, maître en son art. Je sors de cet album soulagé et avec un plaisir non dissimulé. C’est une tuerie, nous avons enfin entre les mains tout le fruit du talent de Filastine, que présageaient des pépites passées comme Singularities, Judas Goat ou Fitnah, malheureusement noyées par des compositions trop brouillonnes. Certains seront déçus du quasi-abandon du hip-hop par le monsieur, personnellement je trouve qu’il en sort grandi. Un album à acquérir en dur, faites-vous plaisir, c’est un bel objet, pas cher, et c’est chez Jarring Effects.
Ehoarn