Shapednoise – Absurd Matter | Science de l’acouphène

Absurd Matter

Surveillé de près depuis Different Selves, le bien-nommé Shapednoise m’a laissé un trois-quarts-de-molle avec Aesthesis, développant au fil du temps trop peu, à mon goût, un univers maximaliste qui aurait mérité de durer plus de 35 minutes. N’est pas Emptyset qui veut. C’est donc avec appréhension que j’approchais Absurd Matter, aux prémisses pourtant prometteurs, si tant est que perdre temporairement l’audition quand on est musicien et sound designer puisse être qualifié comme tel.

Le premier extrait m’a tout de suite rassuré cependant, Family invitant à travers la voix une part humaine qui manquait durant le précédent LP, et reprenant les constructions sonores alternant malicieusement enfermements en caisson hyperbare et décompressions explosives de son magnum opus de 2015. L’espace sonore n’est même plus saturé à ce niveau, il est fragmenté en une matière instable coupant littéralement le souffle avec des uppercuts sous le diaphragme. Absurd Matter crée une nouvelle frontière militarisée entre rhythmic noise massive et hip-hop abstrait, aspergeant les pavillons de kérosène et allumant le briquet qui les consumera. Structures asymétriques et textures agressives alternant entre pistes instrumentales en seules capitaines et instants de symbiose avec les voix, les premières semblant presque servir d’interlude avec les autres tellement les flows assassins complètent à la perfection les compositions pachydermiques de Nino Pedone. Mentions spéciales à la prose noire d’Armand Hammer et aux incantations de la prêtresse des ténèbres Moor Mother, à l’aise dans ces guerres électroniques comme des pitbulls dans un jardin d’enfants.

L’album sonne comme un débordement de l’espace sonore pour essayer de faire taire des acouphènes permanents. Des fleuves de feu dans l’optique de stimuler les cellules ciliées dans eur ensemble pour les remettre à zéro. La tentative désespérée de masquer un unique faux signal fréquentiel avec presque 20.000 autres en pression négative. Une poésie balistique à l’artillerie acoustique sans compromis, dont je ne pourrai cette fois pas reprocher la brièveté ; les 28 minutes sont pleines à craquer et trouvent un équilibre idéal entre les mondes musicaux d’Absurd Matter, et plus longtemps casserait son objectif qui est de bourrer l’oreille interne puis de disparaître tout aussi vite et efficacement du spectre des sens. Le parallèle avec la perte d’audition de Shapednoise est rapidement réalisé ici, où la puissance et la présence que j’ai rarement rencontrées ailleurs que dans sa musique servent probablement de réponse extrême au silence forcé dans lequel l’artiste s’est retrouvé malgré lui. Du bruit et des cris du cœur, comme de la bile circulant dans les veines à cause d’un destin farceur. La volonté de défibriller l’oreille avec insolence et violence à travers un sound design à la densité comme on n’en entend pas tous les jours.

Le disque du jour, à cause de (ou grâce à) son début d’histoire terrifiant, emmène Shapednoise là où sans le savoir, je l’attendais à la fois le plus et le moins : en territoires vocaux ramenant une dose mesurée d’humanité dans ses parages. Mais pas l’humanité candide et optimiste, non non. Plutôt celle sombre et trop réaliste, nageant à contre-courant des cascades de houille se déversant en son sein. Et ciel que c’est bien vu de la part du producteur, qui inaugure d’ailleurs avec cette sortie son label Weight Looming, havre de guerre aux sonorités qui, on l’espère, seront forgées dans le même creuset rouillé où des genres improbables se télescopent pour le meilleur.

Digital et vinyle dispos juste ici-ci-ci.

Dotflac

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.