Shapednoise – Different Selves | Synesthésie

Dans un élan soudain de nostalgie et de rétrospection, je me suis dit qu’il était temps de consacrer un papier à cet album. Au-delà d’une fascination progressivement inquiétante pour l’univers sonore impitoyable de Nino Pedone, je voulais aussi le remercier pour l’aide que Different Selves m’a involontairement apportée à un moment critique de mon existence, donc avant de palabrer à son sujet, petit replacement contextuel.

Il y a quatre ans, ma voisine du dessus qui vit seule se fait hospitaliser de longues semaines. Elle laisse chez elle un vieux bichon, que son fils essaye de venir voir dès que possible pour s’en occuper, mais il étudie et bosse loin, donc l’animal reste essentiellement face à lui-même dans l’appartement. Pour celles et ceux qui l’ignorent, les bichons sont notoirement connus pour être parmi les chiens les plus attachés à leurs maîtres. Corollaire à cela : ils sont donc ceux qui supportent le moins la solitude. Vous commencez là à percevoir les contours de la situation, mais restez encore un peu, je parle de la musique dans peu de temps. En parallèle, je travaille dans un établissement hospitalier public, avec tous les horaires à la con que ça implique, et la fatigue régulière qui en émerge ; je ne vais pas broder plus, vous comprenez où je cherche à en venir. L’image globale se précise un peu plus pour vous. Je vous dessine les détails pour palper la texture de la problématique : d’un côté, de longues semaines de travail avec l’espoir d’un repos relatif chez soi, de l’autre, un bichon qui hurle quotidiennement à la mort de sept heures à minuit. Les ingrédients parfaits pour faire mijoter des grains de folie à petit feu et maudire le monde canin sur 42 générations.

DONC, on y arrive. Plutôt que de céder à la tentation d’offrir un collier anti-aboiement au fils de ma voisine, d’escalader la façade de l’immeuble pour lacrymogéniser le chien en s’introduisant par une fenêtre laissée en permanence ouverte, ou de congeler de fins disques de pisse puis les glisser sous le seuil de la porte de l’appartement du dessus pour qu’ils fondent dans l’entrée et fassent croire que la bête était devenue incontinente et ne pouvait plus être laissée isolée (je vous jure que j’y ai pensé), j’ai décidé de fouiller mon audiothèque en quête de musique qui pourrait couvrir les hurlements insupportables de ma nouvelle Némésis. Nous voilà enfin à la partie musicale de cette chronique, mais bordel que ça fait du bien de lâcher sa bile, je ne m’en prive pas.

Naturellement, je fouine d’abord dans de la techno un peu brute, puis de l’indus qui tâche. Faut traiter le mal par le mal, trouver des sons qui remplissent l’espace, assez gras pour meubler les vides et suffisamment puissants pour couvrir l’agonie quadriphonique qui tourne comme un disque rayé trois mètres au-dessus de ma tête. Puis je tombe sur le Different Selves de Shapednoise, vague souvenir d’un album sorti fin 2015 qui semblait rempli de promesses que je n’étais à ce moment simplement pas prêt à écouter. Entre temps, il avait sorti l’EP Deafening Chaos Serenity, mais j’avoue avoir continué à faire l’impasse sur son long format un certain temps encore, certainement pas par snobisme ou entêtement mal placé, mais parce que 50 minutes de ces sons à s’infliger était toujours intimidant, voire effrayant. Déclic après une énième matinée dominicale de repos qui devait succéder à une nuit professionnellement chargée, sabordée par mon colocataire solitaire. Et si cette noise était mon sauveur ?

C’est là que je digresse (à nouveau) juste d’un poil pour mentionner Aesthesis, troisième album sorti fin 2019 chez Numbers.. Vendu là comme une expérience synesthésique, à juste titre d’ailleurs, je préfère parler de Different Selves précisément pour cette raison : j’y ai vu bien plus cette stimulation des sens et l’ouverture de nouvelles voies de communication entre les différents organes récepteurs que dans Aesthesis, particulièrement rapportés dans le contexte narré plus haut. Pas trop d’intérêt à en parler du coup, car d’une part j’ai préféré son deuxième opus, et ensuite, je l’ai trouvé plus cohérent dans ses extrêmes, et plus maîtrisé dans sa débauche créative. Je ferme la parenthèse.

Sans trame scénaristique directement inspirée de la vie réelle, on pourrait plonger sans résistance dans un microcosme qui s’illustrerait sans peine dans les champs lexicaux de la guerre chaude. Celle qui est violente et sale, qui explose en shrapnels aux abords du conflit et infiltre les pores de sa présence invisible au loin. Après tout, la brutalité frontale de certaines pistes pourrait bien nous placer dans le no man’s land d’un combat infatigable entre fréquences et amplitudes jamais bornées ; ce n’est pas une piste comme Intruder, dont la légende raconte que la partie rythmique est issue du tir et du recul de la culasse d’un fusil d’assaut, qui suggérera autre chose (tendez d’ailleurs l’oreille à 3:50 pour réaliser que les légendes sont toujours basées sur des histoires vraies). D’autres nous laisseront au fond de tranchées à l’arrière du front, protégés des dégâts directs mais maintenus sous la tension permanente d’une menace pouvant à tout moment passer de probable à avérée ; je penserai aux éclairs distants des bombardements nocturnes du parfaitement nommé Well-Being, où image et son nous arrivent en décalé, dans une distorsion dérangeante de la réalité. La terre tremble sous les assauts, le corps est protégé des blessures physiques mais l’esprit glisse progressivement dans le bruit blanc d’un syndrome de stress post-traumatique.

Après, la guerre c’est rigolo cinq minutes, mais c’est trop facile, trop réducteur, et ultimement trop chiant, aussi. C’était cependant nécessaire de l’évoquer dans le contexte qui me concerne, car ce qui ce passait entre ce chien et moi n’était pas autre chose qu’un conflit souterrain, sournois, visiblement insoluble, avec toutes les pulsions de colère, de violence et les déchirements qui y sont associés, des deux côtés. Les aboiements incessants n’étaient que l’expression d’une tristesse infinie, mon exaspération et ma fatigue les résultats d’une sape collatérale du moral. En réaction la plus pacifique possible, je m’échoue en PLS dans mon canapé et lance Different Selves, non pas pour attaquer en représailles, mais juste me soustraire au stress du moment. Et là, la révélation. L’expérience synesthésique ultime. Malgré un morceau d’ouverture au goût d’intro qui s’éternise (avec pourtant tout le respect dû à Justin K Broadrick hein), la suite ne s’essouffle jamais, ne laisse aucun temps mort dans lequel se cacher, et c’est exactement ce dont j’avais besoin. Car le problème des hurlements est qu’ils ne sont jamais continus, mais interrompus par la remplissage nécessaire des poumons pour recommencer. Ma Némésis n’est après tout qu’un mammifère. Ces vides laissés entre chaque appel au secours sont malheureusement pires que les appels eux-mêmes, car ils portent tous en eux un espoir simple : celui que chaque plainte sera la dernière. Le seuil de tolérance des cochlées est alors momentanément piégé par cette fausse accalmie, et chaque nouvelle itération est une nouvelle douleur quand les voyants remontent inlassablement dans le rouge, tapant au plafond des capacités d’encaissement.

Different Selves, ça a été le moyen de saturer complètement mes cellules ciliées jusqu’à les faire vriller. Le spectre sonore entièrement porté par une puissance intrinsèque que j’ai très rarement entendu dans la musique, une façon de ne jamais relâcher le champignon et faire physiquement oublier tout le reste, car plus rien ne peut filtrer à travers ces murailles mouvantes de borborygmes post-industriels nés dans un esprit hypothétiquement torturé. La rouille, le bruit, la saturation, la distorsion, la compression, les hurlements déchirants des machines et les mécanismes corrompus de zombies transhumanistes effectuent une chorégraphie maximaliste qui repoussent les limites de perception de l’ouïe et laissent derrière un cerveau qui met longtemps à traiter l’avalanche d’informations qu’il vient de subir. C’est précisément cet état qui m’a permis de tenir sur le long cours ; un peu comme des acouphènes qui nous accompagnent en permanence en bruit de fond, sauf que là, ça se guérit tout seul. Mention spéciale à The Man From Another Place, débauche infinie de ce qui doit se rapprocher le plus d’un plasma acoustique, où je m’imagine Nino Pedone défourailler du potard comme un possédé, et qui est une expérience à lui tout seul. Le genre de morceau qui nous laisse paralysé de stupeur quand on en a été témoin, étendu en croix sur un pouf, les yeux écarquillés, les oreilles ramonées, avec une seule question à l’esprit : mais que diable viens-je d’entendre ? Les limites explorées par Different Selves résonnaient si longtemps en moi après sa fin que j’en oubliais les autres stimuli, et ça a été une libération, une bouée de sauvetage qui m’a permis de tenir jusqu’au trépas inévitable dudit bichon. Paix à son âme, mais surtout à la mienne quand même.

Il y a certains albums qui demandent le respect. Et il y en a d’autres comme Different Selves qui s’en foutent car ils passent au-dessus de tous ces piètres concepts de valeur et de vertu. Ou plus précisément, s’infiltrent et nagent en-dessous. Un terrorisme sonique qui agit aux frontières de la musicalité, sifflant bruyamment derrière nos oreilles et nous pétrifiant avec son venin délicieux. Une arme de destruction massive balayant tout adversaire dans un champ de bataille pour lequel elle a été construite. Personnellement, un parcours d’apprivoisement qui a commencé par une intimidation évidente, puis une révélation situationnelle, avant d’intégrer la moindre de mes cellules et de redéfinir ma vision de la musique qui était alors aux antipodes de ce genre de mutation. Une manière de prouver qu’aucune conviction n’est fixée, et que tout est affaire de bon moment et de bon endroit. Et plus globalement, un album qui a traversé les années et les traversera encore pour ceux qui savent.

Vu que c’est sorti fin 2015, il ne vous reste que le digital pour vous consoler. Sinon, faut chercher le vinyle sur Discogs.

Dotflac

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