Ça commence par des gargouillis, des sons aqueux et organiques, et puis ça s’accorde lentement sur un vieux piano grésillant et répétitif, qui viendra se faire rythmer par une batterie lente et lancinante et la guitare acerbe. En trois petites minutes, ça monte, et puis finalement ça se libère, on pourrait dire « ça explose », mais non, ça n’explose pas, c’est plutôt : ça se répand d’un coup, ça éclate doucement, c’est un peu comme se prendre une méduse en pleine gueule. C’est un choc gluant. ça s’appelle Never Ever More et c’est l’intro de Music for Ghosts. Moi, j’aime bien les intros qui peuvent se targuer de mériter leur utilité. Celle-ci annonce parfaitement la couleur : bienvenue dans le monde noir et foisonnant de Sonic Area, pour une petite ballade sur le fil entre la vie et la mort, grotesque et grandiloquente, nostalgique et humaine…
The Living Carousel nous donne un aperçu un peu plus complet du monde que Sonic Area construit et développe autour de nos sens. C’est foireux et brinquebalant, c’est un spectacle qui s’effondre et s’effrite de toutes parts, pour le plaisir de nos oreilles. C’est du solennel kitsch, de la poudre au yeux, un poil de mystère, une danse bancale pour attirer le chaland et à 3 minutes 10 le capturer, le prendre et l’emmener, consentant, dans le monde fascinant et décrépit qui se dessine et s’étire devant nos oreilles ébahies.
NOIR C’EST NOIR
Et puis arrive The Infernal Clockwork. Pièce maîtresse de l’album, d’une noirceur et d’un implacable à donner la gerbe, soutenu de long en large par cette mesure infernale, épileptique, emprisonnante, imposée, et qui se développe, petit à petit, sans aucun repos… ça prendra deux minutes. Deux minutes pour lancer le morceau, deux minutes pour comprendre qu’on est emportés, qu’on s’est laissé aller dans quelque chose qui nous pousse inexorablement, vers l’inconnu, mais un inconnu qu’on a plus vraiment envie de rencontrer. Trop tard mec. T’as lancé la galette, il faudra la subir jusqu’au bout. On s’est laissé gentiment achalander par les néons clignotants et les lettres en couleurs vives de ce manège foireux, maintenant il est temps de laisser place à la noirceur et la méchanceté qui sont la clé de voûte de toute cette histoire. Rythme assené, des coups dans la poitrine, les volutes tournent et s’amusent autour de nous, il est temps de rencontrer les créatures cheloues et les gargouilles foireuses…
The Endless Staircase est casse-couille comme une saloperie de fantôme qui te harcèle et te fait tourner en bourrique. Phrase répétée encore et encore et encore, jusqu’à ne plus en pouvoir, c’est un coup à péter un câble, un coup à perdre pied totalement. Et puis, Eureka. Quelque chose nous emporte, tout s’accélère. Cette fois c’est parti. Comme un putain de tourbillon ou de toboggan horrible. On ne comprends rien à ce qui se passe. ça te défonce le crâne, ça te ravage le cortex à coup de wobble bien acerbe, de cordes et de cuivres râpeux, de pianos graves décousus, de kicks qui te poussent et te cognent sans cesse. C’est foisonnant, ça sort de partout, c’est d’une maîtrise affolante et ça va trop vite pour que l’oreille comprenne d’où ça vient. Le rythme est plus soutenu, c’est une marche forcée. On ne sait pas vers quoi, on ne sait pas ce qui nous attend, mais bordel, ça promet le pire. Il faut tenir, tenir… ou se laisser totalement aller et se lancer dans le mouvement. Et c’est ce qui se passe, in fine… on se laisse séduire par la vitesse, les voix en échos, le piano grave, on maîtrise le rythme, et finalement, on prend les beats en pleine gueule, sans tenter de se protéger, complètement fasciné et excité par ce manège ignoble et glauque. Lorsque résonne le clavecin comme une conclusion a ce manège forcé, on en ressort repus et groggy, et Dead Muse nous accueille de sa délicieuse nostalgie et de son calme salvateur.
UN VIEUX CINÉMA QUI POURRIT
Inframonde prend une certaine grandeur, une solennité qui lui confère une dimension cinématographique. Il est de ces morceaux qui créent des images, qui dépassent le simple cadre du son pour aller se ficher dans nos cerveaux et arriver à en tirer des visions, des visions d’un film qui n’existe pas. Il ne s’agit plus de se faire emmerder par une créature sonore issue de l’imagination de Sonic Area, il s’agit de nous raconter une histoire. Chacun y verra ce qu’il veut…
Sans transition, on est emmenés avec Haunted Hall Motel Ballade dans une chevauchée lancinante à travers les paysages rudes et crus d’un western en putréfaction, doucement nostalgique, grandiose et clopin-clopant, vers on ne sait ou, mais on avance, pas à pas, lourdement, lentement. Sonic Area se joue du temps. Dans le monde qu’il construit, les repères s’effondrent. Et même si parfois les rythmes sont totalitaires et ne nous lâchent jamais, infernaux et nous entrainant de force dans une cavalcade incontrôlée (The Infernal Clockwork), ou d’une pesante lenteur et nous entravant dans notre marche (Hounted Hall Motel Ballade), il sait aussi s’en affranchir et le suspendre, le temps de Those Eternal Seconds, métaphore d’un événement intense et brutal, mais qui semble durer une éternité… et sans rien pour marquer le rythme.
MANÈGE HORRIBLE
Mais qu’on ne s’inquiète, il ne nous fige pas longtemps, et nous entraine à nouveau aussi sec dans son manège ignoble, avec sa créature suivante The Magic Storytellers. Celui-ci nous agace, nous fait miroiter l’éclatement, se joue de nous, nous ballote dans tous les sens. Ce n’est pas brutal, oh non, c’est simplement un connard de moustique qui te tourne autour sans te lâcher, jamais, jamais, jusqu’à ce qu’enfin il te pompe sa dose. Il s’approche, te titille, s’en retourne, virevolte, fait semblant de se désintéresser, et puis finalement, au bout des trois minutes de tergiversations, t’attaque et t’en met plein la face. Il ne lui faut pas grand-chose. 10 secondes tout au plus. On a comprit une chose : celui-ci trouve son plaisir plus dans l’approche et la parade, dans le fait de te faire tourner en bourrique plutôt que dans l’acte lui-même… on dirait Ego DSP de Venetian Snares, avec lequel il s’amuse à te torturer en essayant de te faire suivre une cohérence impossible pendant 4 minutes 20, cohérence dont il est le seul à connaitre le secret, et qu’il prend un malin plaisir à te révéler, alors que tu crois le morceau fini, pendant 25 secondes… Alors, comme pour The Magic Storytellers, il ne te reste plus qu’ à reprendre le morceau en essayant de ne pas se laisser aller à l’énervement que provoque l’attente de quelque chose dont tu sais qu’il va te tomber sur la gueule et dont tu peux entendre tous les prémices… sans pour autant que ça vienne. Alors et alors seulement on pourra apprécier pleinement l’attente, se satisfaire de tourner autour du pot, et encore plus quand finalement ce qu’on attendait se montre au grand jour.
QUITTER CE MONDE
Apres cette nouvelle rencontre et ce nouveau manège, la tension ne s’abaisse pas, au contraire. La fin de l’album nous entraîne dans les tréfonds du monde développé par Sonic Area. Plus grand, plus noir, plus lourd, plus entêtant est encore Once More Unto the Breach my Dear. Tout est mélangé, les mélodies noires et enfantines, les beats saccadés et entêtants, agressifs, foisonnants, les cordes, synthés, voix et pianos cinématographiques. L’univers prend une dimension sérieuse qui tranche avec la fantomatique nonchalance du départ. Le rythme lent donne l’impression d’un monstre gigantesque en mouvement lourd et douloureux.
Middle Night Ballet déploie une mélodie triste sur un vieux piano désaccordé, incarne la solitude et l’ennui d’un monde déshumanisé et pourrissant à l’infini, finalement bien vide et froid. La nostalgie de l’autre monde qui nous manque. Le parquet grince encore, à travers les cloisons résonne une voix douce et attirante, une voix chaude et confortable. Il est temps, maintenant, de mettre un point final à toute cette mascarade. Il est temps de retourner d’où l’on vient. Mais pas sans un dernier baroud d’honneur. Une voix distordue, torturée, quelques accords au clavecin annoncent la fin. Funeral March of an Empire est une conclusion parfaite au voyage. Quitter ce monde est douloureux mais nécessaire. Il faut se remettre en mouvement, lentement, et les instruments nous aident à nous relever. Caisses claires militaires, cordes, piano à nouveau, allez, il n’est pas dit que nous quitterions ce monde sans une dernière marche. Toutes les forces, toutes ces créatures foireuses, tous les sons se réunissent à nouveau, encore une fois, dans une marche bancale et grandiose, la marche qui nous reconduit à la porte du monde normal. On ne sait si c’est nous qui remercions les monstres d’être venus nous hanter et nous secouer, ou si c’est eux qui nous remercient d’être venu leur rendre visite.
Music for Ghosts est un album plein, foisonnant, en même temps organique et chaud comme une wobble lancinante ou une déglutition, et froid et implacable comme un clavecin ou un pas sur un parquet grinçant. Parfois avançant au pas de course, parfois d’une lenteur incroyable. Sonic Area invente, crée une ambiance et un chapitre unique à chaque danse, leur donnant suffisamment de temps pour se déployer plus ou moins gentiment, et s’arrêtant avant la redondance. Music for Ghosts est un film grandiloquent, une histoire bancale, un monde baroque a part entière, peuplé de créatures catastrophiques et ignobles et jouasses et pourrissantes qui se jouent de nous la première fois, mais qu’on apprend a maîtriser et a aimer avec les écoutes. Sonic Area se joue du temps, des rythmes et des styles pour nous livrer une œuvre unique et jubilatoire, dont la noirceur et l’acerbe renvoient Burton dans les jupes de sa mère, dont le western renvoie Calexico à ses gammes, dont les wobbles n’ont rien à envier aux maîtres de l’indus et dont la finesse et le foisonnement enchantent d’une horreur fascinante, qu’elle soit joviale et taquine ou grandiose et nostalgique. Approchez, approchez, mesdames et messieurs, le manège horrible et les créatures branlantes…
Soirée de lancement de Music For Ghosts à Strasbourg.
Lire aussi l’article des Chroniques Électroniques.
Ehoarn