Pour la chronique suivante, mesdames et messieurs, le réel enjeu sera d’approcher au plus près de l’objectivité sans faille, et de ne pas tomber dans les travers attendus et dangers convenus de la chronique d’un album sorti sur un label qu’on commence à bien connaître, VoxxoV Records.
D’ailleurs on va commencer tout de suite par planter le décors de façon un peu rustre : amateur de rudesse, de froideur, de confrontation dantesque avec l’expérimental et de remise en cause perpétuelle de la notion de musicalité, passe ton chemin. Car VoxxoV a, pour cette sortie, choisi d’emprunter celui de l’ambient rond, celui qui se construit avec des briques que tu connais déjà, et dont le son s’accompagne de la chaleur de quelque chose de connu, de rassurant. Ce Frozen Vaults est construit de pianos et de cordes frottées ou pincées, et n’est pas de ceux qui vont aller gratouiller derrière ta pituitaire avec un couteau à huître, mais qui vont plutôt chatouiller d’une douce mélodie apaisante les poils qui s’égayent sur le chemin de ton pavillon auditif de trentenaire (voire plus).
Au diable donc (au moins le temps d’une sortie) les Paskine et autre TRDLX qui viennent te forer le corps à coups de mèche béton calibre 16 pour y déverser leurs masses de magma en fusion ou leur kicks acides. Si l’artwork (magnifique) et les titres de ce 1816 font référence aux temps glaciaires, à la pénibilité du mouvement congelé qui le rend d’autant plus gracieux, on est quand même loin de la conception du froid d’un North de Paskine, ou d’un Andoya d’Eric Holm (pour garder une cohérence de thèmes, si ce n’est une cohérence musicale). Deux questions viennent donc naturellement se poser à la première écoute de ce 1816 : l’évocation du froid, de sa rudesse et de son inconfort est-il compatible avec l’idée d’un ambient rond et chaud fait de pianos et cordes ? Frozen Vaults font-ils mieux que les deux cents soixante-douze mille autres albums d’ambient de ce type qui sortent toutes les nouvelles lunes ?
Comme à mon habitude, je vais m’empresser de ne pas répondre aux questions sus-nommées. Ou plutôt de répondre à côté. A la première je pourrais éluder en disant que chacun verra dans ce 1816 ce qu’il veut, mais ce serait pas très classe. S’il est clair que la lenteur et les violons qui se perdent dans le vent ou se confondent avec les nappes aident à la représentation d’un brouillard froid et humide, certains field-recordings ne sont pas là pour aider à cette imagerie fondamentalement désertique : on voit mal comment certains chants d’oiseaux (certes forts à propos et assez discrets pour ne pas tomber dans le cucul la praline) et autres bruits organiques participent à la recréation d’un monde froid et mort. Et puis lorsque l’on a mangé du Eric Holm ou du Paskine jusqu’à la lie, toutes ces conneries glaciaires ne peuvent désormais plus n’avoir que la saveur de la lame en inox qui vient se tortiller devant tes yeux paniqués, avant qu’elle ne t’achève, toi et ta doudoune North Face clairement pas adaptée aux latitudes mortelles auxquelles nous emmenaient les deux psychopathes. Bref. Non. Mais la solution est peut-être à chercher un peu plus loin.
1816 peut être vu (et je dis bien « peut ») et à juste titre, comme une représentation. Une construction plutôt qu’un rendu. Si Eric Holm, pour sa vision du froid, doit aller se cailler les miches à faire du field-recording sur une saloperie de poteau électrique dans une île congelée d’une mer nordico-slave, c’est son problème. Mais Frozen Vaults répond plutôt aux codes d’une représentation qui assume d’imposer la subjectivité de son interprétation. Exemple concret : allez vous balader dans n’importe quelle serre de n’importe quel jardin botanique, on vous y vendra de la forêt tropicale. Mais non, ce ne sera qu’une représentation ethnocentrée. Car à l’époque où ces serres furent pensée et construites (probablement aux alentours de 1816), il fallait achalander le passant, lui vendre du rêve, de la verdure exotique, lui donner une impression d’immersion, l’émerveiller, et cela impliquait d’ignorer soigneusement les suceurs de chair multiples et variés, et le palu qui va avec. Faire vivre le fantasme d’un lieu dans lequel nous n’avons pas de place, sans les désagréments que ça implique. Cet album, c’est ça : une représentation, une interprétation émerveillée et convenue d’un thème qui dans la réalité est beaucoup plus rude et beaucoup moins drôle. Est-ce un mal ? Non.
A ce titre, Frozen Vaults vous caressera, vous rassurera, créera les ambiances feutrées propices au voyage (merde, j’ai vraiment dit ça ?), vous abreuvera d’une nostalgie certes attendue mais efficace, sans vous bousculer, sans vous faire vous remettre en question, sans vous éreinter. Tout dans cet album est confort, des nappes aux field-recordings, qui font preuve de juste ce qu’il faut de présence pour souligner la mélodie frottée ou pincée, qu’épouse toujours à la perfection le piano. 1816 est un mi-chemin parfaitement dosé entre un ambient à field-recording quasiment pur, âpre et difficile d’accès à la Chris Watson, et une musique gentille à mélodie sans parure. L’équilibre est difficile à trouver, un poil trop de nappes ou de field-recording nuirait à l’accessibilité, mais ceux-ci sont d’un réel apport qualitatif à une musique qui sinon serait vraiment chiante car trop convenue et gentille. Cet équilibre est juste sur la quasi-totalité de l’album (on parle de gens qui ont l’habitude de bosser ensemble et qui savent où ils vont), mais précaire, et l’on sent que basculer vers l’un comme vers l’autre est une affaire de secondes : si Frozen Streams, Hard Frost Fields, Stilled et The Great Thaw sont des pièces maîtresses, on va essayer d’oublier que God Rest… a quand même un furieux air d’avoir été écrit par Nobuo Uematsu pour Final Fantasy 3. La qualité indéniable du reste de l’album et la décence m’empêchent d’aller plus loin. On prendra donc soin de zapper sans vergogne, encore et encore, ce morceau qui représente ce vers quoi il est tentant d’aller, et qui est décrit à peine plus haut en termes peu flatteurs.
A part ce faux pas que l’on pardonne les yeux fermés, 1816 est un album d’une qualité constante, passionnant car toujours entre l’optimisme et la résignation, jamais complètement facile d’accès, mais insufflant à l’auditeur des émotions et des images avec une facilité déconcertante, évocateur au possible sans tomber dans la mièvrerie, même si l’amateur de sons plus rudes pourra parfois être tenté de repousser machinalement un air qu’il jugera peut-être trop « facile » pendant quelques secondes. Quoi qu’il en soit, il s’agit de la sortie VoxxoV la plus potentiellement « grand public », sans même renier une once de qualité, et à ce titre, il sera bon de l’offrir à votre maman, qui l’entendra peut-être plus qu’elle ne l’écoutera, mais franchement, on s’en cogne.
Ehoarn
1816, de The Frozen Vaults, est disponible chez VoxxoV Records. Zoli. Pas cher. A mettre dans ta collec’ pour te la péter avec la prochaine génération de hipsters.