Inutile de vous présenter le dossier Subtext, fidèles lecteurs que vous êtes. Emptyset, Paul Jebanasam, Roly Porter ou encore Eric Holm, vous savez que vous mettez les pieds dans le plat expérimental du meilleur goût par ici. En ce mois de mai, c’est une nouvelle tête qui a attiré l’oreille de James Ginzburg : le stambouliote Cevdet Erek et deux extraits de la bande originale créée pour le film turc Abluka, ou Frenzy en langue de Shakespeare. Je vous épargne la biographie exhaustive à base d’études en architecture, d’installations sonores chiadées, de membre du groupe de (variation-du-genre)-rock Nekropsi, et de diverses distinctions de jurys concernant le monsieur ; on est là pour parler de Frenzy.
Deux faces. Deux morceaux. Deux angles de vue complémentaires d’une même vision d’une Istanbul dont on ne soupçonne pas forcément l’existence. Une zone marginale théâtre d’une guerre de tranchées, un conflit souterrain en ghetto quasi-militarisé où la méfiance et la peur infiltrent la moindre parcelle des ténèbres qui y ont élu domicile. Soutenant cette atmosphère pesante où évolue un protagoniste libéré sur parole de prison en échange de renseignements policiers, ainsi que son frère chassant les chiens errants en quête de primes, comme une métaphore du milieu qui les accueille, la BO dépeint en moins de dix minutes les conflits auxquels sont confrontés les deux personnages, qu’ils soient extérieurs où intérieurs. Abluka Final se charge d’abord de suggérer les perpétuelles tensions environnementales subies par les frères : tonalités angoissantes, textures épidermiques, et surtout percussions martelées frénétiquement dans une cavalcade inarrêtable, le morceau qui clôture le thriller politique ne laisse aucun répit à ses témoins. Les plaçant dans une situation de fuite permanente, ils veulent échapper au tonnerre de la destinée, grondant dans toutes les directions et plantant en eux une graine de peur qui prendra très facilement racine dans l’ombre omniprésente. Fuir la terreur, fuir les zones de tir croisés, fuir les conspirations rampantes qui ne se formaliseront pas de les compter comme dommages collatéraux.
Tandis qu’Abluka Final porte les stigmates de la rue, El-Fokurta reflète les combats intérieurs qui rongent l’âme et phagocytent toute évocation de joie ou d’espoir. Un essai textural bouillonnant à bout portant, appelant à ses côtés la paranoïa qui ne nous quitte plus, nous faisant douter de tout et de tout le monde, mais nous murmurant que celui en qui on doit avoir le moins confiance, c’est encore nous-mêmes. Les tics nerveux se manifestent, le regard passe fébrilement de droite à gauche, des sueurs froides perlent au bas de la nuque ; que faisons-nous là ? Tout concept de temps et de lieu reste flou lorsqu’on reprend notre souffle, et s’efface dès qu’on pense à s’évader de cet endroit qu’on n’a jamais vraiment voulu pénétrer. Aucune paix ne saura être trouvée, même dans notre solitude, car chaque bouffée d’air est viciée, chaque parole est corrompue. Ou bien le sont-elles vraiment ? La décadence ambiante ne semble-t-elle pas plus souhaitable que la plongée en apnée dans notre propre folie ?
Frenzy est une sortie efficace, cristallisant en très peu de temps les enjeux tenus par Abluka et nous laissant seuls avec nos interrogations. J’ai juste l’impression de me faire avoir avec ces deux extraits n’atteignant même pas dix minutes, ayant (naïvement) espéré un album plutôt qu’un single et sa B-side. Déjà que je trouvais le Signal d’Emptyset l’année dernière à la limite de l’acceptable, Frenzy semble n’exposer que la partie émergée d’un iceberg qui mériterait certainement d’être plus exploré. M’enfin, même si niveau contenant c’est queue de chie pour ce coup, le contenu vaut cependant largement une petite entorse à ces principes.
Le business, c’est ici que ça se passe. Ou là.
Dotflac