Être fan de musiques dites « expérimentales » (tout de suite, les gros mots) est souvent synonyme de frustrations, en particulier pour un chroniqueur. Vous vous en foutez probablement, et vous avez bien raison, mais la soif intarissable de l’amateur de sonorités incongrues mène parfois à des déserts platoniques pouvant mener en quelques mois à un stade d’assèchement avancé. Car comme dans de nombreux domaines, vouloir tenter quelque chose de nouveau n’est pas toujours (loin de là) synonyme d’apporter quoi que ce soit qui puisse être digne d’intérêt. Tout comme dans le monde de la recherche, s’intéresser aux quelques fanatiques qui creusent laborieusement la frontière de leurs univers de connaissances respectifs en quête d’horizons nouveaux s’avère être un labeur bien moins palpitant que de se laisser bercer par les va-et-vient perpétuels des formes musicales de longue date apprivoisées. Moins palpitant certes, dans la fréquence, mais au combien plus rétributif, en particulier lorsque l’on tombe sur des énergumènes comme Eli Keszler.
Il pourrait probablement vous paraître délicat d’étiqueter cet artiste à la première écoute si vous ne le connaissiez pas auparavant. Mis à part un vague tag « jazz », la composition exacte de son panel instrumental reste délicat à apprivoiser à l’aveugle, composé essentiellement d’une trame orchestrale minimaliste composée de cuivres, pianos, synthés et divers enregistrements sonores, le tout couronné par une ligne rythmique semblant sortir tout droit d’une boîte à rythme possédée ou d’un exercice de MAO pour ninjas incompris. A ce titre, explorer quelques vidéos de performances lives – et en particulier celle-ci – permettra de vous convaincre du caractère totalement insensé de ce qui se joue dans vos oreilles. Car derrière la composition complexe que vous vous étiez peut-être déjà imaginé se cache en réalité un simple batteur. Un batteur qui vient donc de sortir Stadium, sur le label français Shelter Press.
Ce premier point abordé, on touche ici une première frontière intéressante, celle qui se dresse historiquement entre les musiques électroniques et les musiques biomécaniques. Non pas qu’Eli Keszler utilise les deux simultanément – aucune innovation de ce côté-là – mais bel et bien au niveau du rendu. Si le développement des musiques électroniques aura su indéniablement apporter son lot de nouveautés, elles auront également parfois servi à repousser les limites du corps humain, ou plus exactement les limites des instruments mécaniques, en les virtualisant, quitte à mettre l’Homme en compétition avec lui-même, ou à le laisser sur place face aux performances inaccessibles de ses nouveaux outils, comme l’a fait par exemple Janne Nummela et son piano virtuel. A ce jeu, Eli Keszler vient mettre un sérieux tacle aux boîtes à rythme en repoussant les limites biomécaniques humaines jusqu’à des sommets d’incompressibilité. En se promenant sur ce fil tendu entre ces deux mondes, il croise ainsi d’autres artistes-aliens, comme par exemple l’ovni du clavier Lubomyr Melnyk et ses pointes à 19 notes par seconde. Measurement Doesn’t Change The System At All, qui ouvre ce nouvel album, ou plus encore Lotus Awnings, qui le succède, viennent à de nombreuses reprises semer ce doute, par leur vitesse d’exécution (dans le premier cas), mais aussi par leur complexité de composition (dans le second).
Tout comme Lubomyr Melnyk, d’ailleurs, Eli Keszler pousse la vitesse d’exécution de son art à son paroxysme, jusqu’à faire tomber ici une seconde frontière, celle de la musique dite continue. Ce moment où une accumulation de sonorités distinctes vient à former un amas tellement dense et compact que le motif ponctuel devient une trame linéaire, ou l’événement devient période. Autant ce mouvement peut paraître simple à comprendre dans le cas de notes de pianos, autant esquisser la même chose à l’aide de baguettes sur une batterie revêt une autre paire de manches. Alors OK, Eli Keszler ne fait pas du drone avec ses baguettes (du moins pas encore), mais son coup de poignée supersonic lui permet d’esquisser des motifs qui vont au-delà de la simple percussion, offrant plus que jamais à son instrument une compétence quasi-harmonique. Stadium est truffé d’illustrations de cette élongation du motif percutant dans le temps, comme par exemple dans le morceau Fashion Of Echo.
Toutes ces considérations nous mènent facilement à une troisième frontière, qui rejoint ici mon propos d’un peu plus haut, qu’est celle des limites biologiques de l’oreille humaine (voire de l’œil humain quand on l’observe jouer). En effet, à quoi bon aller composer des trames rythmiques sur un séquenceur lorsque le maniement de baguette atteint déjà de telles vitesses ? Serions-nous biologiquement équipés pour percevoir une succession encore plus rapide et intriquée, qui puisse justifier l’utilisation d’outils numériques ? On ne tape pas encore dans les 10 000 BPM, certes, mais encore quelques efforts et Eli Keszler pourra tranquillement mettre toute la scène extratone au tapis.
Mais réduire Eli Keszler a une simple performance physique serait néanmoins bien réducteur. En effet, comme je l’avais brièvement laissé de côté depuis le début, il accompagne ses morceaux de batteries de compositions électroniques assez recherchées, parfois même complexes, offrant à chacune des pistes une vraie musicalité, mettant très fidèlement en valeur son jeu, mais n’hésitant pas non plus parfois à reléguer ce dernier au second plan, du moins à un accompagnement bien plus discret. On notera à ce titre le court et discret Which Swarms Around It, dépourvu de toute démonstration technique outrancière, ou encore The Driver Stops qui, malgré des irruptions de batterie à vous filer des crampes, s’échine à former une ambiance musicale étonnante, entre clochers, klaxons, et lignes de basse penchant dangereusement vers le funk. On touche d’ailleurs ici une force assez étonnante du garçon qui, contrairement à un certain nombre de musiciens qui, en arrivant à ce niveau de technicité, auraient tendance à faire transparaître la radicalité du fond jusqu’à la forme. Eli Keszler se contente quant à lui d’effilocher son jeu lunaire le long d’un album incroyablement smooth, comme on en aura rarement chroniqué sur Tartine de Contrebasse. Chez Eli Keszler, la performance ne vient pas se suffire à elle-même mais vient servir une cause artistique et musicale à part entière. Radicalisation du jeu, diplomatie du son.
Stadium est un petit soleil sur l’automne morose du chroniqueur de musiques expérimentales, et surtout une magnifique carte de visite pour ce batteur qui n’en est pas à ses premières manigances, ainsi qu’une très belle pioche de la part de Shelter Press qui continue de nous régaler, bien que l’on manque souvent de temps pour vous en parler.
Adrien