Même si vous n’avez pas eu l’occasion ou le courage d’écouter ses sorties solo qui sont des bijoux de précision et de détail sonores jusqu’à en être parfois accablants, vous l’aurez forcément entendu d’une manière ou d’une autre à travers des commissions pour les plus grandes marques, qu’elles soient en lien direct avec le monde de la musique ou non. Actif sous son propre nom depuis le milieu des années 90 et ayant produit quelques albums définitivement en avance sur leur temps (notamment Asect:Dsect qui n’a pas pris une ride en plus de 15 ans), Richard Devine s’est surtout imposé comme un des sound designers les plus en vogue et les plus demandés de ces dernières années, l’usage de séquences rythmiques complexes dans un cadre de composition aussi chirurgical que pléthorique résumant à peine la science de l’américain. Son dernier effort portait il y a six ans le nom de Risp, et pourrait difficilement être plus différent que le Sort\Lave qui est sorti vendredi dernier sur le label Timesig, affilié à ses partenaires de crime Planet Mu et Venetian Snares. Pour le meilleur.
Malgré le soin évident apporté à la création de Risp, dont la production et le mixage ne laissaient jamais rien au hasard et claquaient sévèrement le beignet, je n’ai jamais réussi à apprécier cet album pour plus que ce qu’il représentait pour moi, c’est-à-dire une démonstration technique tellement irréprochable qu’elle en devenait aseptique, tellement maîtrisée au sample près qu’elle en devenait froide et impersonnelle. Il lui manquait cette pointe de magie pour la faire passer d’impressionnante à inoubliable. Il faut croire que Devine lui-même a ressenti quelque chose de similaire à ce moment-là, passant cinq ans à bricoler un système modulaire Eurorack dans une jungle de prises bananes pour accoucher de 76 minutes suintant la spontanéité et la chaleur de la composition au vol à base d’armoires de modules et d’algorithmes au-delà de notre seuil de compréhension, tout en restant fidèle à la complexité flirtant toujours avec l’indécence qui caractérise sa musique sans atteindre l’excès. Une aura quasi-organique entoure un noyau malgré tout digital dans une symbiose souvent espérée mais rarement entendue, et permet à Sort\Lave de s’installer dans cette zone d’équilibre très fine entre la stérilité que je reproche régulièrementt à l’IDM (ou ce qu’il en reste de nos jours) et la mollesse de composition qui émerge beaucoup des aficionados du tout-modulaire. Sans rien inventer, Richard Devine propose ici une synthèse du meilleur des deux mondes et la pousse jusqu’à ses ultimes frontières.
Sérieusement, fallait déjà être sacrément couillu pour commencer un disque pareil avec les plus de 12 minutes de chaos contrôlé de Microscopium Recurse qui me suggèrent la prise de conscience d’un androïde du monde qui l’entoure. Un choix de tracklist que j’assimilerais bien à un postulat volontairement étendu établissant les nouvelles règles avec lesquelles l’artiste joue et nous propose de jouer, mais aussi un gros doigt introductif filtrant les curieux pas forcément prêts à encaisser les magistrales claques successives à venir. Le robot se réveille donc, continue de traiter les informations qu’il reçoit à des vitesses inimaginables, et ne se contente désormais plus d’analyser froidement ce qu’il voit, sent et touche, mais arrive à ressentir de manière exponentielle les formes et les couleurs, les bruits et les textures, la beauté du chaos et l’intérêt de l’imprévisible. Les synapses se recombinent en nouvelles aires cérébrales improbables et unissent la puissance virtuelle existante à l’intensité émotionnelle émergente en une expérience qui vaut décidément plus que la somme de ses parties. L’architecture sonore ne trahit pas les origines artificielles de l’œuvre, et vous donnera à chaque écoute la furieuse impression de redécouvrir les morceaux tant leurs différentes strates fourmillent de détails passés sous le seuil du radar, mais leur mode de création bien plus tactile lui confèrent un cœur inondé de vie tout à fait palpable, ainsi qu’un sens de l’espace démesuré (la spatialisation doublée d’une écoute au casque donne littéralement le vertige) et des proto-mélodies ramenant juste ce qu’il faut en chaleur à cet environnement abstrait pour nous installer dans la zone neutre évoquée plus haut. Le revers rythmique à mi-chemin de Revsic, les lentes convulsions enfumées de Brux ou les aspirations dancefloor réprimées de Opaque Ke ne sont que certaines des nombreuses preuves d’ambivalence géniale dévoilées dans Sort\Lave ; tout juste reprochera-t-on à Takara de clore un album sur une touche légère trop prévisible et pas forcément appropriée quand on aurait plus souhaité de se faire retourner le cerveau jusqu’aux derniers instants.
C’est cependant là un faible défaut face à toutes les qualités qu’on tirera de cet album. Certainement le plus abouti et le plus complexe de la discographie de Richard Devine, il en est aussi paradoxalement le plus abordable, ce qui devrait persuader même les plus réfractaires de lui donner une chance ; car nul doute que Sort\Lave marquera non seulement les listes de fin d’année qui vous sont si chères, mais aussi les esprits dans les années à venir.
Quelques triple vinyles pas chers subsistent ici si vous le voulez, sinon CD et digital par là.
Dotflac
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