Ian William Craig – Red Sun Through Smoke | De la résilience

Red Sun Through SmokeIl existe ces artistes dont on a vraiment envie de parler, d’écrire de belles choses, qu’on veut mettre en avant à notre niveau aussi petit soit-il, parce qu’ils méritent qu’on expose leur art. Et parmi eux, quelques uns où les mots n’arrivent pas à traduire les ressentis, par souci de fidélité insuffisante pour transmettre les émotions dans un humble texte, et la crainte de desservir ou rater les intentions et l’expression d’un musicien. Ian William Craig, personnellement depuis A Turn of Breath et encore plus Centres, se situe exactement dans cette zone. Pourtant, voix toute en nuances et délicatesse, bandes magnétiques surnaturelles et spontanéité de composition seulement égalée par l’authenticité de ses propos forment un cocktail divin qui devrait ouvrir sans difficulté les vannes d’un barrage retenant une inspiration infinie. Mais ressentir et extérioriser ont des mécanismes indépendants, pas forcément en phase. Enfin, jusqu’à maintenant, je ne serais sinon pas en train de faire une chronique.

« Taking earth inside your belly just to, just to feel the weight »

Red Sun Through Smoke est le récit d’un malheureux concours de circonstances. Incendies violents en Colombie-Britannique qui ont poussé l’artiste à se réfugier à distance dans une maison familiale possédée par son grand-père, dégradation soudaine de l’état de santé de son aïeul en conséquence de l’atmosphère viciée par le feu, suivie de son décès quelques jours après l’installation d’un studio temporaire dans ladite maison, et tentative de relâchement le soir-même dans un bar pour finalement se retrouver spectateur de l’arrêt cardiaque d’un jeune client sauvé de justesse, le tout sur une ligne temporelle restreinte ; le bagage émotionnel alimentant cet album est à l’évidence lourd. L’apparition concomitante de l’amour aussi, mais on y reviendra. Les échos douloureux de la perte, de l’incertitude, de l’impermanence et du deuil remplissent les espaces enfumés des compositions nées dans un monde parallèle, séparé de la réalité par les lourdes fumées filtrant le soleil qui peine à atteindre la surface. Red Sun Through Smoke est certainement la production la plus brute de Craig à ce jour : jamais sa musique n’aura sonné aussi immédiate, directe, nue. Elle en est donc d’autant plus honnête et spontanée, et on ressent la communication sans filtre des sentiments qui fondent chaque morceau jusque dans nos tripes. Pas de fioriture, peu de matériel, et l’accueil des erreurs et imprévus d’enregistrement comme un catalyseur des passions du moment pour mieux les transcender.

La théorie des cinq étapes du deuil est ce qui me vient directement à l’esprit à l’écoute de cette musique. Sachez qu’il y a d’ailleurs une idée fausse sur cette théorie, vulgarisée et attribuée à tort à un schéma fixe de cinq marches à grimper pour se considérer comme « guéri » de la perte d’un proche. Deux corrections : premièrement, ces étapes ressortaient d’une étude sur le vécu de patients atteints de maladies incurables, et de leur relation à l’affliction ; deuxièmement, ce cheminement n’a rien de linéaire, ni de fixe. On peut vivre toutes les étapes comme en ignorer certaines, et ce dans n’importe quel ordre. Le rapprochement à la théorie initiale est fait facilement dans le contexte de Red Sun Through Smoke, mais l’ayant moi-même traversée d’une manière particulière ces derniers mois, je comprends désormais mieux son application bien plus libre des classements et autres listes prédéfinies.

« We had grief for supper »

Déni, colère, marchandage, tristesse et acceptation semblent là facilement résumer ce cheminement interne pour outrepasser un évènement que rien ne modifiera, une épreuve qui ne propose que deux chemins possibles : la dépression ou la résilience. La prison du passé ou la libération d’un futur forcément un peu différent. La survie dans les souvenirs, ou la vie dans l’accueil d’un nouveau paradigme. L’aspect non-linéaire bien réel de ce processus résonne avec beauté dans cet album, mélangeant les étapes en une expression sincère des moments dans lesquels chaque composition a été créée. Les textes de Ian William Craig appuient encore plus cette franchise, puisant leurs origines dans un carnet de notes rempli de pensées et d’émotions sans lien temporel dans leur écriture, mais s’articulant magnifiquement entre elles dans des morceaux d’une vérité touchante. L’artisanat de la poésie du canadien, croisé avec le sujet sensible de cette sortie et son talent pour les harmonies faisant vibrer nos cordes les plus profondes, se condense en douze chapitres parfois mouvementés, parfois apaisés. Parfois, repliés sur eux-mêmes, parfois aériens. Toujours justes, par contre. Le piano ayant appartenu à son grand-père sert de colonne vertébrale à cette œuvre à la fois hors du temps et ancrée dans l’instant de sa création. Déni et marchandage. Les paroles stochastiques hésitent entre mélancolie et espoir, les vocalises entre chant du cygne et renaissance. Tristesse et acceptation. Les bandes magnétiques, supports temporaires des émotions avant leur effacement volontaire ou leur destruction imprévue, semblent faire écho à la démence au long terme du défunt, plus particulièrement à la manière des variations de The Caretaker dans son énorme projet Everywhere at the End of Time, et vont des souvenirs heureux et érodés (Stories, The Smokefallen) à l’incompréhension et la rage de l’oubli (Supper, Condx QRN). Colère et tristesse. Et dans un ultime pied de nez aux évènements, une ouverture d’album minimaliste aux airs de conclusion, entre reflets d’hommage à l’essentiel et reconnaissance d’un avenir plus lumineux qu’il n’y paraît ; Random, enregistré en fait en dernier après avoir plié tout le studio, se contente de la voix de l’artiste comme une expression finale, crue et vraie d’une âme enfin prête à passer à l’étape suivant le deuil, dans un élan de sagesse d’abord, peut-être amplifié par un amour naissant qui se manifeste régulièrement dans les pistes. Au-delà de son attachement pour sa famille, Craig laisse deviner en filigranes des messages dissimulés envers la découverte récente d’une autre moitié qui a émergé dans cette période agitée de l’existence, comme un phare d’optimisme au milieu de la nuit incendiaire.

« Time doesn’t care whether forward or reverse »

Et après un crépuscule troublé de mille et une manières succède une aube aux promesses infinies, où Red Sun Through Smoke est le manuscrit expiatoire de traumatismes successifs qui aura permis la résilience pour garder les yeux tournés vers l’avant, plutôt qu’otages d’un passé immuable qui ne nourrit que des anxiétés profondes avides de faiblesses. Une œuvre formidable au sommet d’une discographie, toute en amplitudes et en nuances, toute en subtilités et niveaux de lecture. Un délice sauvage pour les désireux de simplicité, d’authenticité, et de beauté.

Un peu de tout juste par ici.

Dotflac

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