La voix est un outil fascinant. Pas nécessairement le langage, qui en est une des nombreuses facettes ; et en ce qui me concerne, surtout pas dans les musiques électroniques où les mots (à quelques exceptions près) ne font à mon avis que brider et diriger l’imagination sur ses pas, alors que les pistes instrumentales offrent tellement plus de possibilités alimentées par nos propres esprits. Dans ces domaines, la lumière noire de Lustmord s’impose comme une valeur sûre pour nous accompagner dans des espaces aussi vastes que minimalistes, et souvent sources de terreurs existentielles subhertziennes qui décriraient fidèlement en sons la littérature lovacraftienne. Le voilà aujourd’hui aux côtés de la scandinave Karin Park, plus connue pour ses contributions vocales à Årabrot, qui ne m’intéresse guère. Voilà, c’est dit. Je viens pourtant d’expliquer que les paroles sont les dernières choses que je cherchais dans ce que j’écoute, alors pourquoi chroniquer Alter ?
Car on dépasse allègrement le cadre limitant qui me dérange souvent avec l’usage de la voix. Elle est ici plus qu’un simple vecteur de syllabes articulées, stérilisant le terreau fertile des compositions. Dans Alter, ce sont des plaintes lentes et douloureuses qui nous transfixent, endeuillées par des évènements que nous n’osons pas envisager. Que nous ne pourrions pas comprendre. Quand ces vocalises cèdent la place à des chants, ils nous parviennent dans un langue inconnue, paraissant être née aux origines de l’espace et du temps. Des incantations incompréhensibles qui, paradoxalement, résonnent au plus profond de nos âmes. Des tons ritualistiques annihilant les barrières habituelles du vocabulaire pour dessiner des prières en paysages pluri-millénaires pétrifiés, indépendants de l’écoulement des eaux ténébreuses dans la clepsydre universelle. J’imagine une nymphe en toge anthracite, agenouillée sur un lac à la surface parfaitement lisse, tête inclinée en allégeance à l’encre de la voûte céleste. Un autel liquide circonscrit par des colonnes basaltiques, ruines fantasmées d’une cathédrale primordiale dédiée à un démiurge oublié des ténèbres. Et les litanies de cette prophète se réverbèrent dans l’infini, amplifiés par les pouvoirs d’une éclipse totale de soleil, dont la couronne de plasma se reflète dans le miroir aquifère qu’elle observe. Mouvements lents du feu dans son antagoniste fluide et froid, chorégraphie stellaire pour consciences égarées à l’interface d’un monde-frontière entre une multitude de réalités.
On est ensorcelés par ces harmonies claires-obscures, dont le sens est transmis par les tons, les intentions et les ressentis bien plus que la forme. Des requiems envoyés au vide apparent, dans l’espoir qu’ils soient entendus par des entités immortelles au-delà du voile de l’obscurité. Aucun besoin d’interprétation pour absorber les liturgies cathartiques de Karin Park, mêlant affliction inconsolable, fascination d’un passé parallèle et demande d’absolution face à l’éternité. La charge émotionnelle d’Alter et la manière dont on la convertit transcendent les codes de ses outils de création, pour emmener son public dans ses ultimes retranchements limbiques et mémoriels. La soumissions à une puissance démesurée et certainement pas ostentatoire ou arrogante, mais simplement consciente de son magnétisme et de sa sagesse.
Minimaliste dans sa forme, Alter creuse sans forcer au plus profond de ce qu’on été, s’alimente de ce qu’on est, et pave à sa manière le chemin que l’on choisira pour incarner ce qu’on sera. Et rien ne semblerait assez robuste pour résister à cette collaboration entre l’un des artisans de la dark ambiance omnipotente, et la messagère moderne d’une certaine frange de la culture nordique.
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