Torn – Borderline | Biomécanique du cœur

BorderlineNe perdons pas de temps en tergiversations vides de sens : je ne connais rien de Torn. À part qu’il est russe et qu’il s’appelle Ivan Karasev. Je connais un peu mieux Samurai Music par contre, responsable de quelques saillies délicieuses de drum’n’bass tangente et sombre qui sent bon les terrils humides et les friches industrielles. Le son Grey Area apparemment, les ragots créditant ASC et Sam KDC comme les instigateurs de cette croisée des genres à haute énergie cinétique. Ça tombe bien, ce sont deux piliers du label, incontournables eux aussi pour les amateurs de techno fatigués de la techno. Et récemment, Samurai Music a sorti un de mes skeuds de 2021 intitulé Grassroots, mélange de structures rythmiques luxuriantes et de sonorités organiques tenant juste du génie. Trois mois plus tard, Torn se pose l’air de rien avec Borderline, album de destruction massive par excellence.

Rien que la posture d’offrir un triple vinyle de d’n’b frisant les 86 minutes a de quoi intimider et interpeller. Ça me rappelle il y a quelques années le haussement de sourcils à l’approche du No.3. Obliate par T.e.s.o., estampillé IDM en trustant l’heure et demie d’abstraction relative, et le résultat était contre toute attente digeste tant qu’on a l’estomac habitué. Cette longueur inhabituelle m’a donc bien plus intrigué que rebuté, même si les exemples de travaux dépassant les dix pistes avec des compositions dispensables se comptent à la pelle. Et le Dislocations d’introduction, dont on pourrait allègrement couper les quatre premières minutes qui étirent trop le suspense, aurait de quoi crisper et inquiéter pour la suite. Quelle erreur, car le reste de Borderline est un carnage absolu qui ne laisse aucun temps mort entre ses salves de missiles balistiques sol-sol. Le principal souci que j’ai toujours eu avec la drum’n’bass est l’association rapidement ennuyeuse de cavalcades effrénées mais sombrant dans la facilité de la répétition ad nauseam. Torn nous balance aux antipodes avec des constructions complexes, pleines d’intelligence et semblant se remettre en permanence en question. Difficile de se caler sur un schéma car il y en a rarement ; ceux qui persisteront à vouloir trouver une constance sur laquelle se reposer risqueront la chute à tout instant dans les gouffres créés par une pratique chirurgicale du cut, dont je n’ai pas entendu une utilisation aussi marquante depuis Hecq. La perte d’équilibre menace à chaque pas, et c’est précisément ce qui rend cette expérience d’écoute si satisfaisante. L’incertitude et la surprise sont au cœur de Borderline, et combinées à cette frange décidément passionnante d’un genre que les plus aigris ont déjà enterré, on obtient un des objets les plus pertinents et jouissifs à écouter dans le domaine.

C’est menaçant et intimidant, c’est donc forcément attirant et intrigant. On dessine ici un choc des antagonistes, dans l’imagerie qui y est évoquée. Euclide essaye de rester sain d’esprit dans des rêves lucides construits sur les géométries impossibles de Maurits Cornelis Escher, les architectures brutalistes instables et imprévisibles de Control sont intégrées dans les colossales entrailles du Mystery Flesh Pit National Park. Murailles de béton métamorphiques, escaliers de Penrose froids comme le mercure, lumières stroboscopiques monochromatiques. Ombres dans les angles morts, abysses affamées sous les trottoirs en verre que l’on parcourt, menaces invisibles dans l’air vicié que l’on respire. Le tapis mouvant de basses fréquences est constamment agité par les percussions mutagènes en surface. Mais toutes ces sources d’anxiété qui devraient alarmer notre instinct de survie n’éveillent qu’une fascination malsaine et dangereuse. La curiosité gagne sur la prudence ; oser, c’est quand même vivre, non ? Et on plonge sans regret sur ce champ de bataille qui sent le pétrole et le brûlé. Le martelage des 170 bpm ne sera jamais relâché avant la fin ; gâteau sur la cerise, une collaboration de l’espace sur Onibi avec Korse et Sam KDC, dont on reconnaît immédiatement la patte brevetée en 6/4. Choix intelligent de la part de Torn ici, qui évite non seulement une conclusion en mode ambient surannée, mais nous prend à contre-pied total avec un morceau asymétrique plus lent que le reste de Borderline. Lenteur et puissance proportionnelles, vous connaissez la rengaine, et ça conclut cette démonstration de drum’n’bass très énervée et hautement instable sur un banger à déboîter la mandibule.

Allez, pour le principe, au-delà de l’introduction trop longue, je vais casser vite fait du sucre sur le dos de Bushido et son aspect trop frontal et régulier. Voilà, c’est bon, j’ai laissé ma part d’éternel insatisfait parler. Mais je n’ai rien de plus à dire de mal, tant Borderline est constant en terme de qualité, en particulier sur une durée aussi étirée. On s’en souviendra en fin d’année, en certainement plus tard.

Triples vinyles et digital par .

Dotflac

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