Il semble que Nebulo se soit soudainement emparé d’une question essentielle et obsédante. Simple mais pourtant implacable, et qui appelle à une dualité qui met mal à l’aise. Sans tenter de répondre à la question, c’est plutôt une illustration des contradictions qu’elle suppose qui font se mouvoir cette œuvre. D’un titre évocateur, charnel et organique, Cardiac, mais d’un visuel froid comme le métal, cet album témoigne, avant même l’écoute, une schizophrénie évidente. Comment peut-on présenter, comme cela, le mot qui reflète probablement le plus la vie, la chaleur humaine, qui incarne l’architecture même de l’animation d’un être vivant sur une image aussi métallique et froide, aussi inhumaine, aussi plate ?
Octo nous prévient dès le départ. La pulsation est là, charpente le morceau plus que ne l’accompagne. Celui-ci, au fur et à mesure, s’étoffe d’éléments qui s’entrechoquent et foisonnent, sans respect pour la mesure. On en oublie la rythmique de base, comme on oublie d’écouter son propre cœur. Elle est là pourtant, et s’anime elle aussi : ce n’est pas simplement une architecture, un cadre, c’est un élément indépendant évoluant au fil du morceau. Et quand la rythmique se tait, tout le reste se tait, et le temps reste en suspens. Dès le premier morceau, le paradoxe apparaît : on sait cette rythmique indispensable à la vie de l’œuvre comme on sait les battements de notre cœur indispensables à notre animation, cependant, on l’oublie, car elle fait partie des choses essentielles mais devenues trop évidentes pour qu’on les regarde encore.
Ok, d’accord, mais, me direz-vous, « et alors ? Pas besoin d’un album entier pour se rendre compte de ça, surtout s’il le fait dès le premier morceau. » (oui, j’aime faire les questions aussi).
Pourquoi ? Uhuh, néophyte, je ne t’en veux point de ton ignorance, j’étais dans ton cas jusqu’à entendre cet album.
Pourquoi, et bien parce que l’intérêt de Cardiac est loin de se limiter à un pseudo-message totalement subjectif qu’untel ou un autre y verra (moi y compris bien entendu). Parce que même si ce message existe et qu’il est celui-là, il n’est qu’un prétexte, un leitmotiv. Pour alimenter cette image, on pourrait dire que chacun des morceaux de Cardiac est un résultat différent d’une cuisine faite à partir des mêmes ingrédients. Comme les frères et sœurs d’une même famille sont similaires mais possèdent leur propre caractère et personnalité, ces morceaux sont indéniablement faits du même argile et sortis du même four, mais explorent une palette de caractères, de personnalités et de sentiments d’une grande amplitude.
Le lien étant la rythmique, toujours mise en avant, qu’elle soit cardiaque (Octo), plus tribale et décousue (Asht), vaguement technoïde (Redkosh), plus froide et mécanique (Quenz), foisonnante et glitchée (Baïkal), grouillante (Fragm), etc… chacun y mettra ses mots. Mais si les pulsations sont à l’honneur, le même soin est porté aux éléments environnants. Nappes tantôt douces et chaudes, tantôt froides et métalliques, en quelques secondes Nebulo sait nous faire basculer d’une allégresse lancinante et éthérée à un doute inconfortable et râpeux. Nebulo est aussi bon en beatmaker qu’en ambianceur, et le mariage des deux se fait dans une finesse et une simplicité naturelles et évidentes.
Si Nebulo joue avec brio des rythmes et des vitesses, testant et expérimentant au fil des morceaux, dans sa démarche scientifique il n’oublie pas l’essentiel. Si la rythmique est un leitmotiv, un lien tissé entre les morceaux, l’élément mis en avant dans chacun d’entre eux, que se passe-t-il alors lorsqu’elle disparaît ? Mu alors déploie ses peurs, son inconfort, ses nappes amères que l’on ne peut plus cadrer et couper en morceaux avec une mesure qui nous a quitté. Il nous manque un outil, on se sent démunis et incapables de maîtriser ces sons qui deviennent soudainement douloureux. Il faut tout réapprendre alors. A se débrouiller sans, à lutter contre le manque de repères, repères dans lesquels Nebulo nous avait bien confortablement installés depuis le début de cet album. Le pivot de l’album s’achève dans une apogée schizophrénique douce-amère qui vient gratter doucement à l’intérieur de la boite crânienne en titillant les nerfs au passage. Mais enfin, on s’en sort.
Alors que Mu est probablement la pièce maîtresse de l’album, un morceau fort et qui imprègne, on ne peut s’empêcher d’en sortir comme on se réveillerait d’un mauvais rêve. Mais qu’on ne s’inquiète, la vie reprend son cours, les rythmiques reviennent découper les nappes dès Baïkal, et l’esprit retrouve bientôt le confort que les pulsations rassurantes lui apportent.
Nebulo ne répond pas à la question de base. D’ailleurs, était-ce une question ? Plutôt un regard sur une évidence, une prise de conscience d’un fait omniprésent et oublié. La pulsation binaire, la base du langage informatique et le rythme de la vie chez l’être humain, l’archétype de la simplicité et pourtant le point de départ de tout. Sans cette pulsation, pas de vie, pas de création, pas de conscience, rien. Une simplicité si froide qu’elle en fait peur, comme origine de tout ce que nous considérons comme « typiquement humain » : émotions, sentiments, caractères, réflexions… paroles. Comment supporter que toutes ces choses complexes, issues de processus et mécanismes que nous ne comprenons pas encore totalement, soient toutes suspendues à une simple pulsation binaire ? Pour nous faire partager ses pérégrinations cérébrales, Nebulo utilise un procédé commun aux enfants en bas à âge et aux scientifiques scrupuleux : l’expérimentation systématique. Se saisir de l’objet d’étude et le tester. Le triturer. En changer les paramètres (pour le scientifique). Le mordiller (pour l’enfant en bas âge). Le supprimer (pour se faire peur). L’explorer, se l’approprier, pour mieux l’intégrer, pour mieux s’en rendre compte et dompter le vertige.
Cardiac est le résultat de ces expériences, ou de ces jeux. Ou rien de tout ça. Peut-être simplement un album d’une musique presque minimaliste, intime, qui sait être tantôt chaleureuse, tantôt froide, nue et foisonnante à la fois. Quel que soit son message, et si tant est qu’il en possède un, cet album semble élémentaire et évident comme la pulsation d’un cœur. Et donc tout aussi familier et rassurant.
Ehoarn
Cardiac est disponible en digital ou en CD sur Hymen et Ant-Zen et en édition vinyle limitée 100 copies ici
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