A l’heure où la techno se drape dans d’éternelles parures de préciosité qui paraissent comme autant de témoignages de condescendance, Kangding Ray, que l’on avait pas entendu depuis son sublime OR, vient joliment foutre un sale coup de latte dans les conventions. Solens Arc est clair et parfait comme une pierre taillée car c’est un disque de techno d’une pureté absolue. Néanmoins, l’architecte insuffle à ses morceaux une chaleur, une histoire et des humeurs qui peuvent paraître incompatibles avec le carcan quelque peu rigide du genre.
Insuffler autant de vie à une musique qui souffre autant de ses limites est une prouesse en soit. Teinter le tout d’une telle noirceur en est encore une autre, à ajouter au palmarès de Kangding Ray. Solens Arc est presque insultant de par le brio avec lequel il puise dans les recoins les plus sombres de la techno (-indus) tout en prenant soin de ne pas se couper des éléments qui font l’identité du genre actuellement.
La mise en bouche est spartiate, et c’est après quelques menus bidouillages glitchiques que KR ouvre le bal avec le downtempo flippant de Serendipity March. Infliger à son auditeur ces kicks aussi froids que la mort avec une aisance pareille et sur un rythme aussi lent qu’il est sûr de lui… kid got balls. Et le reste de l’album sera à l’image des trois premières minutes de Serendipity March. Froid, placide, inexorable, sombre.
Mais KR ne se contentera pas d’enchaîner ses kicks brutaux et efficaces dans un carcan préétabli. En bon architecte, il va jouissivement se jouer du carcan, le modeler et le transformer à volonté. Il sait faire taire son rythme pour laisser la place à de voluptueuses et planantes envolées. Il sait repartir sur d’autres bases. Il sait le besoin et le plaisir de l’oreille à se laisser glisser entre les nappes dépourvues des beats qui la rattachent à une certaine réalité. Et en bon architecte de l’ambivalence, il sait aussi le plaisir non dissimulé que nous éprouvons lors du retour de ces rythmes qui nous plombent. Bien sûr. Sinon quel sens à la techno ? Alors il nous inflige. Evento, Blank Empire, comme de purs manifestes et déclarations d’amour au rythme tant entendu et pourtant toujours vénéré. Blank Empire, surtout, ou comment nous aliéner pendant cinq minutes avant de nous libérer comme dans un deus ex machina que nous n’espérions même pas, tous rassasiés que nous sommes et contentés par la simple présence d’un bon kick bien binaire et rassurant. Mais non, dans sa magnanimité, Kangding Ray nous offre une sortie par le haut, dans un final dépourvu d’artifices, et tout en légèreté, c’est L’Envol.
Et puis Amber Decay, pouah. Cette fessée. Vous écoutez bien de la techno, mais on est loin de Christian Löffler et de ses sons champêtres. Cette musique est citadine, froide et humide comme le béton d’une cave qui sent le renfermé. Les kicks lourds et noirs d’Amber Decay officient autant comme une condamnation que comme une invitation. Comme le béton des villes, on s’y sent oppressés autant qu’à l’aise. C’est même : puisque nous y sommes bloqués, alors egayons-nous jusqu’à ne plus en pouvoir, remplissons cet espace froid avec l’énergie du désespoir, jusqu’à l’écoeurement, jusqu’au surréalisme. Presque fascinés par cet endroit sale où l’on s’entasse. A défaut de pouvoir s’en extraire, on en tire le plus possible, de cette architecture implacable qui nous maintient malgré nous (qu’il s’agisse de l’architecture du genre musical ou de celle de la ville). Et puis, finalement, prenant la pleine mesure de son rôle d’architecte, Kangding Ray nous libère, encore une fois, du carcan. C’est l’Apogée.
Quel message retenir de cet album ? Qu’on peut tirer un plaisir non forcé et même pas coupable dans une binarité aliénante ? Qu’il faut savoir apprécier tout autant d’être enfermé dans un carcan que d’en être libéré ? Qu’on a tendance à se contenter d’être enfermé dans un rythme et qu’on oublie le plaisir qu’en procure la libération ? Tout ceci n’est qu’interprétations fallacieuses d’un esprit paumé et qui n’intéressent probablement pas grand-monde. Ce qu’on retiendra surtout, au-delà des parallèles foireux sur l’aliénation et la nature oppressante de la ville comme du rythme binaire, c’est que cet album est une tuerie de techno, se baladant avec une aisance remarquable le long des influences et de l’histoire du genre. Kangding Ray fait une superbe synthèse des éléments, et le mariage est éclatant de maîtrise. Alors libération, aliéniation, interprétation, finalement, on s’en cogne. Solens Arc transporte loin, c’est tout ce qui importe.
Solens Arc est disponible sur l’horrible mail-order de Raster Noton. Jetez-vous dessus.
Ehoarn
Encore un énième album de techno tendance industrielle / esthétique noir et blanc argentique avec plein de grain / straight from Germany. En tant qu’amateur de techno je n’en peux plus, je dis stop, après Emptyset, Tommy Four Seven et toutes les galettes semblables, je prie pour que cette tendance disparaisse. Parce qu’au delà des exegèse pompeuses sur les rythmes binaires, l’aliénation et blablabla (je ne fais pas reférence qu’à cet article, mais aussi a tout ce que je peux lire ailleurs, notamment chez vos confrères de SWQW), que reste-t’il? Une techno indigeste qui n’a de valeur qu’aux yeux d’une élite de péteux qui jouissent devant toutes les releases de Raster-Noton, pourtant mené par le monstre sacré qu’est Carsten Nicolai. Donc oui, j’en ai marre des disques souffreteux qui ne laisse pas filtrer la lumière, des textures granuleuses et des ambiances lourdes, je suis convaincu que je ne suis pas le seul a penser cela, et si la techno continue de degringoler dans mon estime, c’est a cause de disque comme celui là.
Pitié, exit les Ron Morelli (heureusement tout n’est pas a jeter chez L.I.E.S), Delroy Edwards, Fishermen et autres qui viennent flooder les actus musicales avec un noise techno complètement informe. 2014 doit être l’année de la love music, la house music, donc merci Efdemin, merci Francis Harris, merci Moodymann. On devrait saluer la performance d’artistes qui arrivent a nous secouer dans tout les sens avec quelques notes, et non pas ceux qui font vibrer nos tympans avec des fréquences degueu et des ambiance de sous-sol pré-chute du mur de Berlin coté RDA.
(Bisou)
Je ne connais pas la musique de Carsten Nicolai. Je ne connais pas non plus tout le catalogue de Raster-Noton, loin de là. Ni Tommy Four Seven, ni Ron Morelli, ni Delroy Edwards, ni Fishermen, ni Efdemin, ni Moodymann. J’aime bien Francis Harris. Tout ça pour dire que je ne m’y connais que peu en techno. Je suis juste tombé sur Kangding Ray (que je ne connais que depuis OR), et j’ai simplement voulu dire que la techno me plaît quand elle est sombre, qu’elle a une ambiance de sous-sol pré-chute de mur de Berlin côté RDA (pour reprendre ta si poétique image), et pas justement quand elle se rapproche de la house. J’honnis la house. Certains diront que j’ai tort, je ne prétends pas avoir raison, je dis simplement que c’est mon avis, mes goûts. J’assume et revendique de ne pas être un expert, et de ne pas avoir besoin de l’être pour légitimiser un écrit. J’ai essayé d’argumenter ma vision et d’expliquer pourquoi j’aime cette techno lourde, sale, noire. Mais je n’oblige personne à aimer la musique de Kangding Ray, ni à adhérer à mon propos, et encore moins à mes images. Il est parfois difficile de parler de son ressenti sans tomber dans quelque chose qui soit purement personnel et qui ne parlera qu’à l’auteur lui-même.
Cette réponse n’a pas d’autre utilité que de t’expliquer que mon avis, mon article, et, en général, l’ensemble du contenu que tu trouveras sur ce blog n’a aucune prétention à se faire passer pour une vérité ou quoi que ce soit y ressemblant. Nous proposons juste ce que nous pensons sur la musique que nous aimons. Je suis donc sincèrement désolé si tu trouves mon propos pompeux, je ne compte pas changer quoi que ce soit à ma façon d’écrire pour te faire plaisir. J’essaie d’écrire en fonction de ce que j’entends. Parfois ça donne un article pompeux, parfois ça donne un article vulgaire. Peut-être que c’est la techno qui me rend pompeux. J’essaierai de chroniquer un album de drum’n’bass la prochaine fois, pour voir.
Cela étant dit, merci pour ton commentaire intelligent et intéressant, sincèrement. Mais je ne peux pas te laisser dire que cette « techno indigeste n’a de valeur qu’aux yeux d’une élite de péteux qui jouissent devant toutes les releases de Raster-Noton ». Je ne parle que pour mon cas : je ne connais que très peu le catalogue de Raster-Noton, je ne me considère pas meilleur qu’un autre ou élitiste en quoi que ce soit (et je suis peine-à-jouir). Et à mon humble avis, ce disque de Kangding Ray, qui va piocher dans les abîmes d’une techno-indus, ne laissera pas indifférents les gens qui tâtent des sons un peu plus torturés et violents et dont je doute qu’ils soient élitistes et péteux. Et quand j’entends la techno prémâchée en sachet fraîcheur qu’on nous sert dans les soit-disant lieux de « culture » et de « musiques urbaines » actuellement, j’ai plutôt l’impression que la préciosité et la pauvreté des merdes qu’on nous inflige dans des clubs de plus en plus selects se marient malheureusement à merveille avec la faune cocaïnée composée quasi-exclusivement de protopouffes de 19 ans et de fils de bourges en slim arborant fièrement leurs « casquettes » ed banger en étant prêts à lâcher 14 euros pour un demi de 1664 coupée autant de fois que leur cocaïne. J’aime le sale. Le noir, le brutal, le son qui vrille, qui aliène (oui, encore une fois) et qui ne te lâche pas. J’aime les sous-sols humides et poisseux style pré-chute du mur de Berlin côté RDA remplis autant de punks à chiens autant que de fils de bonnes familles (prêts à se salir). J’aime les squats de banlieues et leur sono de merde. J’aime les chapiteaux bretons, leur boue qui se mélange à la sueur du festivalier venant pour sa transe estivale. Et j’ai aimé Solens Arc, car malgré le carcan, malgré l’empreinte techno et l’aspect lisse et millimetré que ça suppose, j’y ai trouvé de ça, et ça m’a parlé. C’est tout. Ah oui, aussi : et je jouirai quand mourra la techno-house, la deep-house, et toutes ces saloperies qui se terminent en « -house ». J’exècre tout ce qui se raproche de la House par atavisme. ça doit être mon côté prolo-beauf. Mais ce n’est que mon avis. Les goûts, les couleurs, toussa.
Bisou aussi. Et merci d’avoir pris le temps de nous donner ton avis.
Merci pour votre réponse les gars! J’ai essayé au maximum de diriger ma haine non pas vers le ou les auteurs de l’article mais plutot sur ce sur quoi l’article porte. Content que vous l’ayez plutot bien pris et bien considéré. J’ai eu aussi une longue periode ou je ne jurais que par des releases très violente, disons simplement qu’il y a encore un ou deux ans de ça, cet album m’aurait beaucoup plu. Donc oui, je respecte ton avis, même si cette musique a finit de me faire rêver il y a quelques temps, je me dressais juste un peu contre la scène actuelle, qui fais qu’au final, je me retrouve plus dans la house.
Attention aux raccourcis, le plus souvent, quand les gens parlent de « deep-house », ils parlent plus de Bicep et autres « Deep-House Mix 2014 Club Sex HD Youtube.wmv » pour puceaux clubbers que de la vrai deep-house, la deep de puriste. Je comprends malheureusement pourquoi il y a confusion, c’est un genre musical difficile a aborder, très raw et qui développe une approche très diffèrente de la musique électronique. Si je peux vous conseiller quelques petits (grands) noms pour mieux comprendre l’idée de la deep-house : Christopher Rau et son excellent album Asper Clouds, qui théorise à lui même le genre, lascive, lente, presque sans variations. DJ Sprinkles et son mix Where Dancefloors Stand Still, représentatif des fondements de la deep-house, une musique des sentiments à teneur fortement sensuelle, et enfin le maxi 004 de Omar-S, qui lui est le king de l’école de Detroit, une house progressive, aux sonorités très analog et brut.
Re-bisou.