Pourquoi écrire encore sur Igorrr ? Passé en quelques années et deux longs formats chez Ad Noiseam du rang de quasi-anonyme à celui de maître ès breakcore, entraînant avec lui son style si particulier de l’obscurité vers la lumière, du statut de chelouterie pour esprits dérangés à quasi-référence potache au spectre d’impact plus large que certaines pontes dans le domaine des musiques acerbes, le jeune dégarni des lobes rameute désormais les foules d’adolescents en perdition lors des concerts, à Dour comme dans des salles parisiennes pourries. Vision étrange qui me laissera presque amer que celle des masses grouillantes à l’acte de naissance post-chute de l’URSS, affluant comme des zombies dégénérés pour vénérer le sorcier du snare, l’air interloqué d’ignorance devant un jeune canadien chevelu aux bras comme mes cuisses se produisant juste après, nommé Aaron…
Pourquoi parler encore d’Igorrr lorsque sa musique fédère désormais au-delà des limites d’un genre qu’il a probablement inventé comme la mère tatin s’est vautré dans l’escalier avec sa tarte, et qu’il a perfectionné comme le fermier normand perfectionne son coup de louche pour atteindre la texture de clacos parfaite ?
Soyons honnêtes, si Julien Chastagnol / Ruby My Dear fait désormais office de référence incontestable et méritée dans le cercle réduit mais exigeant du breakcore, il n’est pas de ceux qui agripperont le chaland qui gambade hors de cette sphère afin de lui faire découvrir ces sonorités qu’il ignore mais auxquelles il adhère potentiellement. De l’autre côté, Igorrr n’a plus et n’aura probablement plus jamais besoin qu’un blog moribond comme le nôtre fasse sa promo. Le but de cette chronique n’est évidemment pas de lui faire vendre trois pauvres cds, ni de nous faire mousser en montrant à la blogosphère réduite et quasi totalement dithyrambique à son sujet que hey, t’as vu, nous aussi on a dit du bien du dernier Igorrr. A contrario, ce texte n’a pas non plus la prétention à servir de manifeste à un nouveau courant anti-Igorrr (qu’il est bon d’être dissident), qui se voudrait d’un anticonformisme débile. Lorsque toutes les voix (ou presque) s’unissent pour célébrer une sortie, il est tentant d’être dans la minorité acerbe exagérément critique, afin de s’attirer les regards désapprobateurs et se faire traiter de rabat-joie pince-cul élitiste et égocentrique (et parisiano-centré). Etre détesté c’est déjà être regardé.
Non, on va pas s’mentir, on a aimé le dernier Igorrr & Ruby. On a adoré, même. Pourquoi ? Ne nous épanchons pas pendant trois plombes sur le sujet, si vous lisez cette chronique, c’est que vous connaissez déjà la musique des gars, et que vous imaginez bien les raisons de notre adhésion. Ça n’a pas changé. Humour potache, ingrédients léchés et empilés avec un professionnalisme rare, le tout au service de la dérision habituelle, et toujours aussi efficace. Les gros kicks, la voix rauque de Laurent Lunoir et les sautillements de Julien Chastagnol nous font réapprécier les balades à la con (Barbecue) qu’on avait oubliées en rangeant bien au fond de nos tiroirs les pitreries d’Emir Kusturica. Ambiance plus lourde et esprit décalé pour Figue Folle, le morceau réussit (comme d’habitude) à faire enfiler la camisole à l’auditeur afin qu’il puisse se cogner la gueule contre les murs non capitonnés avec la panoplie de bon ton. On entre dans les délires malsains de Ruby & Igorrr, et on attendait que ça, tous moutons que nous sommes. Cuisse, c’est les cordes lyriques de Gautier Serre mélangées avec la puissance obtuse et bas du front de Ruby dans ses grands moments de « prends ça dans ta gueule ». C’est un mioche vénère et insupportable qui fait sa crise et qu’on laisse tout fracasser dans sa piaule jusqu’à ce qu’il se calme de lui-même, sauf que le mioche maîtrise le sens du rythme comme une petit génie. Même quand il est barbaresque. On aime ou on aime pas mais quand il s’agit d’être débile à un niveau professionnel, moi, j’adore.
Alain représente la synthèse parfaite entre le son estampillé Igorrr et le made in Ruby. Les rythmes sourds et en apparence simples du Chastagnol, qu’il maltraite et distord jusqu’à la lie, le complexifiant de ses petites sauteries et vas et viens, fournissent l’architecture d’un déroulement purement Igorrrien, coiffant les amusements de Ruby de toute sa panoplie baroque : la voix toujours aussi à propos de Laure Le Prunenec, les chœurs sortis d’outre-tombe, le piano juste ce qu’il faut mélodramatique, les clavecins, les cordes, enfin le bordel habituel quoi. Pour que tout ça se termine en une longue complainte schizophrénique de Laurent Lunoir, on en attendait pas moins.
Et puis Biquette, ben c’est l’apogée de la recette, et vas-y que j’te tartine du lyrisme comme du saindoux, à coup de guitares mélodiques, avant de tout foutre joyeusement en l’air en un climax façon gourdin néanderthalien juste comme il faut, dans lequel nous prendrons un plaisir non dissimulé à nous rappeler nos cheveux lors d’un headbang chauve et convenu. Gné.
Ci-joint une photo de Bouzkashi, cette magnifique et méconnue tradition kirghize consistant à jouer au rugby à cheval avec un cadavre décapité de chèvre à la place du ballon. Juste comme ça.
Comme d’habitude, on a pas répondu à la question. Pourquoi encore parler d’Igorrr, si on sait que c’est bien et qu’Ad Noiseam n’aura aucun mal à écouler ses copies (si elles ne sont pas déjà toutes parties) ? Parce qu’il faut essayer de comprendre comment une musique à la base faite pour être dérangeante dépasse désormais le cadre réduit des gens qui aiment être dérangés. Parce qu’il est évidemment difficile pour un tel artiste de continuer à produire comme si de rien était, tout en maintenant son niveau de qualité et son atmosphère particulière sans la corrompre, tout comme est difficile l’exercice d’adhérer sans retenue à un artiste qui le mérite, lorsque l’on fait son beurre et son discours sur les artistes « méconnus ». Il est facile de crier à l’injustice en brandissant un album d’un génie qu’on considère devoir être plus exposé, on en tire même une grande satisfaction, se délecter du fantasme de l’éclairé éduquant les foules. Mais lorsque l’artiste quitte enfin la sphère des méconnus pour atteindre une certaine notoriété méritée, il est beaucoup moins facile d’accepter que cela se fasse sans aucune perte de qualité, quelque part on aimerait bien lâcher, d’un air dédaigneux et en regardant l’album de haut, un persifleur « mainstream », juste histoire de pas faire comme tout le monde. Mais non. Igorrr et Ruby My Dear ont sorti avec Maigre un objet musical faisant preuve d’une complicité et d’une qualité qui certes ne nous surprennent plus vraiment, mais dont nous jouissons avec toujours autant de plaisir et d’adhésion bornée. Jusqu’où pourront-ils pousser leur niveau ? Le plus loin possible on l’espère.
Maigre est disponible chez Ad Noiseam, dans tous les formats que vous puissiez désirer (sauf en putain de cassette).
Ehoarn