Il y a quelques années, une majorité des labels proposant du dark ambient était sur le déclin, à force de se complaire dans la même zone de confort drone au nappages indus et noise, nivelant l’expérimentation et la qualité par le bas. Dans le panier, on retrouve la Cold Meat Industry, cette vieille et respectable entité suédoise qui s’était fait un nom dans le circuit dès le début des années 90, mais n’a malheureusement pas échappé à la pandémie qui faisait rage ; le label a fermé il y a un an après plusieurs années de crachats hémoptysiques. Mais cette tragédie a permis à certains de ses ex-artistes de profiter de nouvelles opportunités. Et là, vous sentez le twist de l’histoire arriver.
Parmi eux Simon Heath, opérant à l’époque et de nos jours sous son principal alter ego Atrium Carceri. Sans trop s’épancher sur son cas, on pourra résumer le projet à une histoire au long terme (déjà 12 ans quand même), où chaque album est un développement narratif s’inscrivant dans la ligne temporelle des autres. Et une série de travaux musicaux partageant tous le même univers, c’est chiadé comme idée, mais dès qu’on veut un peu s’éloigner du concept, on se rend compte qu’on risque de provoquer une implosion globale. C’est donc là, début 2012, qu’apparaît un autre ego artistique de Heath sous le nom de Sabled Sun, qui en profite pour créer son propre label de dark ambient Cryo Chamber, déjà conscient de l’agonie de la CMI. Bon, évidemment, on ne chasse pas le naturel, et c’est également une série d’albums illustrant une histoire commune que le monsieur a créé. Mais à la différence des mystiques et mystérieuses sorties d’Atrium Carceri, Sabled Sun dépeint à travers ses trois albums principaux (et ses déjà quatre spin-off space ambient/drone Signals) un futur post-apocalyptique où l’on suit le même protagoniste solitaire, réveillé en l’an 2145 de son sommeil cryogénique pour retrouver un monde en ruines.
Avec 2145 qui narrait la surprise de la découverte par notre avatar fictif d’un monde dévasté, et 2146 où il explorait les reliques urbaines laissées par ses prédécesseurs, 2147 poursuit l’histoire à la périphérie de la dernière ville visitée avec l’objectif de rejoindre un complexe spatial, où des explications sur les évènements qui se sont déroulés durant le sommeil du personnage pourraient bien l’attendre. On se rend vite compte qu’écouter cet album, c’est comme mater un film. Les pistes sont autant de chapitres du métrage que l’on s’apprête à regarder, et leur titre décrit explicitement le cadre des scènes qui y seront illustrées musicalement. Et c’est précisément son aspect cinématographique, très cher au label, qui va permettre à ce travail de dépasser ses racines dark ambient, tous les éléments sonores étant les couleurs qui servent à la fois à peindre un paysage sur le titre du morceau et à traduire l’état émotionnel du protagoniste.
Ne t’inquiètes pas cher/chère lecteur/lectrice, je ne céderai pas à la facilité de la pure chronique piste par piste, qui serait pourtant bien indiquée quand on souhaite parler d’une sortie calquant sa progression sur des changements temporels et locatifs bien plus rencontrés en littérature et en cinéma qu’en musique. Je te parlerai plutôt de la variété des sons et nappes ambient qui représentent tous des sentiments précis, des mouvements calculés, des paysages clairement définis et des apparitions fugaces de personnages secondaires qui ne seront jamais anecdotiques face à la solitude de notre avatar lors de sa troisième année d’errance. Il y a un choix délibéré de narration interne dans la série des 214x, perçu à travers la proximité des bruits de pas, des interactions du survivant avec son environnement proche ou des pistes reflétant son état psychologique à des moments clés de l’intrigue. Cette vue, ou plutôt écoute à la première personne, est un tour simple et malin pour nous impliquer immédiatement dans l’action dépeinte dans l’album. Nous devenons alors ce rescapé humain déboussolé et en quête de réponses.
Le premier tiers de notre voyage est réminiscent de 2146, où l’on explorait les ruines d’une ville vide de vie, mais dont les automates continuaient seuls à en faire fonctionner les rouages mécaniques et électriques. Une forme de vie émulée donc, au point que les robots que l’on croise commencent à se poser des questions sur leurs créateurs dans Our Mechanical Children.
« Somewhere, beyond the stars… Did they find it ?… Paradise ?… »
Il n’en fallait pas plus pour provoquer la suite de l’album. La solitude et la difficulté du voyage nous menant au centre spatial sont traduites par des nappes isolationnistes et lancinantes d’ambient et de drone parfois toxiques. Mais Simon Heath a forcément poussé le détail plus loin, utilisant des éléments comme le piano, la guitare ou les field recordings pour épaissir les descriptions auditives des paysages désolés et du mental buriné du protagoniste.
De la fin de The Space Center aux derniers balbutiements de Dreams Without a Future, une atmosphère en demi-teinte se fait sentir ; avons-nous trouvé des réponses au centre ? C’est certain. Mais on devine que les réponses obtenues sont celles que l’on redoutait sans souhaiter les confirmer. Partagés entre les élans mélodiques et les atmosphères granuleuses voire dissonantes, nous sommes joie à l’idée de savoir nos frères et sœurs de gènes saufs, mais décontenancés d’avoir été abandonnés à notre fortune sur une planète désormais inhospitalière.
Se clôturant à contre-pied sur un piano mélancolique et solitaire qui n’est autre que notre voix intérieure depuis notre réveil il y a presque trois ans, 2147 est un album à savourer évidemment dans l’ordre de sa tracklist et sans interruption. Proposant une expérience visuelle et émotionnelle à travers une variété sonore transcendant le simple estampillage dark ambient, Sabled Sun continue à développer son univers dystopique tout en raffinant sa palette sonique. Détaillée, diversifiée et évocatrice, cette galette pourrait servir d’exemple à la définition de l’expression « paysage sonore ».
Propice à l’écoute nocturne sur casque pour une immersion totale, vous pourrez profiter de la version digitale de cet album et du catalogue quasi-complet de chez Cryo Chamber en leur master 24 bits pour quelques dollars. Et ils vendent plein de jolis CDs aussi.
Dotflac