Max Richter – Sleep | Écoute paradoxale

SleepAvec un pied dans l’héritage classique de sa formation musicale et un autre dans les sphères électroniques dilatées de l’ambient, ceux qui aiment labeliser les gens et les musiques pourront inclure sans risques Max Richter dans ce courant à la mode qu’est le « modern classical » ou « contemporary ». Peut-être plus connu pour la composition ces dernières années de bandes sonores à destination de longs métrages et séries télévisées que ses travaux mêlant orchestre de chambre, piano et éléments digitaux atmosphériques, le britannique aura fait beaucoup parler de lui depuis sa réinterprétation magistrale des Quatre Saisons en 2012. Entre hommage à Vivaldi et réalisation d’un rêve, la recomposition de cette œuvre intemporelle lui ouvra alors les portes du label historique Deutsche Grammophon, chez qui il publie à la rentrée 2015 le mastodonte Sleep.

Cette fois-ci réponse distante à un certain Bach et ses Variations Goldberg, dont la légende dit qu’elles ont été écrites pour pallier l’insomnie de son protecteur, Richter ne cache absolument pas ses intentions narcotiques avec Sleep : si le titre est on ne peut plus clair, les huit heures et trente minutes que dure l’album confirment la destinée nocturne de ces sons. Pas de concentration à manifester pour se plonger dans l’enregistrement, mais au contraire un abandon aux limbes afin d’emplir notre subconscient de musique lors du sommeil, et la laisser hypothétiquement influer sur le déroulement des évènements dans nos contrées oniriques. Il est peut-être bon de préciser ici que le concept de musique hypnotique n’a rien de révolutionnaire et qu’il remonte à une époque que les jeunes de moins de 40 ans ne peuvent pas connaître (moi non plus), que Max Richter cite d’ailleurs comme inspiration directe avec La Monte Young ou John Cage et leur créations minimalistes. Mais l’artiste va plus loin avec Sleep, car au-delà d’un album à apprécier chez soi, il va jusqu’à le représenter en live, durant des « sleep concerts » à la Robert Rich. Alors, insipide coup marketing ou bien ode sincère dédiée à ceux qui n’ont plus le temps d’avoir le temps ?

Accompagné par le American Contemporary Music Ensemble et la soprano Grace Davidson, le berlinois nous offre donc plus de 500 minutes de pistes ininterrompues, réparties en 31 mouvements. Un schéma proche des cycles du sommeil se retrouve en leur sein, privilégiant l’apparition de quelques thèmes récurrents aux variations discrètes plutôt que des pistes indépendantes. Une dynamique subtile qui ira de paire avec les phases de sommeil léger, lent et paradoxal, associant souvent le premier à un piano lent et profond, le second à des voix diaphanes et le dernier à des cordes expansives alimentant ses rêves. Le timing est bien sûr approximatif et arbitraire, dépendant de l’auditeur, mais le raisonnement derrière bien concret et alimenté en amont par un docteur en neurosciences lors du processus de composition (carrément). Peut-être prétentieux dit comme ça, mais force est de constater l’efficacité du résultat.

Car oui, pour en parler, il fallait bien tenter l’expérience et revêtir un pyjama de jusqu’au-boutiste, avant de se mettre au lit en lançant Sleep. Pouvoir témoigner de l’efficience d’un tel objet sur mes pérégrinations spirituelles avec le plus de subjectivité possible. Je ne me fais pas d’illusions, l’état d’esprit de l’auditeur détermine en majeure partie le déroulement du test ; ma curiosité et mon optimisme sont donc probablement imputables à l’impression de dénouement excessivement positif de mes rêves parfois lucides lorsque j’emplissais ma chambre de ces sons. Mais plus objectivement, ne serait-il pas possible que les basses fréquences prépondérantes de l’album aient effectivement un effet relaxant sur le cerveau ? L’écoute diurne de pièces comme la série des Dream ou Chorale/Glow, lâchant paisiblement de longues vagues hertziennes dans nos oreilles, se veut pourtant réconfortante et bienveillante. Quant aux mélodies fredonnées et répétées des Path, reprises régulièrement par les cordes et le clavier, ne nous conseillent-elles pas à travers leur distance et leur mélancolie de nous enfoncer dans la spirale de nos abîmes pour mieux en émerger ?

Tantôt lumineuses et ouvertes, tantôt retenues et intimistes, je retiendrai surtout parmi toutes ces pistes Nor Earth, Nor Boundless Sea pour ses mélodies aux harmonies enivrantes, Non-eternal pour sa mélopée enfantine entêtante au possible et Sublunar, dont les cordes semblent se dissoudre doucement en une nébuleuse aux mille couleurs. Bien que Sleep sera rarement apprécié éveillé, et donc exploré avec attention, cela n’a pas empêché Richter d’exprimer régulièrement son sens aigu pour les chevauchées mélodiques, infusant sa sensibilité dans les partitions, ajoutant une part méticuleusement pesée de réverbération et d’électronique, et ralentissant suffisamment le tempo pour coller au thème de son travail. Des berceuses pour un monde frénétique, comme il les décrit lui-même, qui invitent l’auditeur à oublier ce qui l’entoure et à se perdre dans des coins paisibles de son âme avant de s’abandonner aux bras de Morphée.

Difficile de parler plus de technique ou de détails sonores dans ce genre de travail ; pas question d’y plonger pour écouter la musique, mais pour l’entendre. Même si c’est toujours facile, voire paresseux de dire d’un album qu’il se ressent plus qu’il ne se décrit, savourer Sleep est bien une affaire de perception et de relâchement, pas d’attention et de focalisation. C’est pourquoi je ne décrirai pas plus les morceaux, mais me contenterai simplement de conseiller de tenter vous aussi l’expérience de l’écoute nocturne. À travers un boulot qui risque vite de se poser comme une pierre angulaire dans sa discographie, Max Richter a pour moi réussi son pari de s’inviter dans notre intimité lorsqu’on est le plus vulnérable, et de nous bercer en douceur pour échapper de manière éphémère à un monde qui en manque justement de plus en plus, de douceur. Petit conseil, évitez à tout prix la version iTunes (pouah) masterisée avec les pieds, malgré une pseudo-refonte tardive, qui brise l’immersion, et procurez-vous plutôt la version « lossless » disponible depuis le 6 novembre sur plusieurs plateformes, après moult demandes de l’audience. Ou idéalement, attendez comme moi la version huit CDs + Blu-Ray qui sort vraisemblablement mi-décembre. Et pour les faibles, il existe aussi la version d’une heure From Sleep, destinée à une diffusion plus conventionnelle.

Bonne nuit les petits.

La version Blu-Ray a même son pendant digital, lui aussi en 24/96 chez d’autres revendeurs, pour les personnes qui n’ont pas peur de remplir leur disque dur. Et contrairement aux CDs, elle a le mérite de présenter de manière ininterrompue cette magistrale œuvre.

Dotflac

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