Aes Dana feat. Miktek – Far & Off | Tout est rien

Far & OffÇa faisait quelques temps que les passionnés d’ambient d’esthète attendaient cet album, issu de la collaboration très inspirée entre Aes Dana et Miktek. On ne présente presque plus le premier, qui est le mâle alpha dirigeant la partie artistique de l’écurie lyonnaise Ultimae Records, berceau de références (en plus de lui) dans le genre du downtempo expansif telles Carbon Based Lifeforms ou Solar Fields depuis 15 ans. Le second parlera peut-être à moins de gens, mais sa fascination apparente pour les glitches et kicks au tempo modéré saupoudrés sur des nappes sonores stratosphériques n’aurait probablement pas pu trouver un meilleur endroit pour être développée ; en 2013, il sortira chez Ultimae son excellentissime Elsewhere, démonstration de ce que le label peut produire de meilleur lorsqu’on aborde cette notion de « musique panoramique » qui lui est si chère.

Après des travaux en commun sur les banques de sons Fragments, dédiées aux genre de l’IDM et de l’ambient, la fin 2014 verra alors les deux artistes s’allier dans une collaboration prévue d’abord comme une série de trois EPs aux inspirations communes, mais aux intentions différentes : rupture, contraste, puis relâchement. Mais la sortie il y a quelques semaines de l’ultime EP The Unexpected Hours a accompagné l’annonce de la compilation des trois formats courts sur un unique disque, pour le plus grand plaisir des auditeurs qui aiment prendre leur temps pour se noyer dans le son. Les 80 minutes de Far & Off sont donc enfin arrivées, signant au passage le retour de Vincent Villuis depuis Pollen (gros album là aussi) et Mihalis Aikaterinis depuis Elsewhere dans le business du long play. Allez, il est temps de laisser la réalité de côté et de se perdre dans ses paysages intérieurs.

Comme dit plus haut, les intentions des trois EPs formant Far & Off ont beau différer dans leurs propres messages, elles émergent pourtant toutes d’une même idée : un besoin viscéral de solitude qui s’est progressivement manifesté, une réponse immunitaire face à un monde frénétique (Max Richter aimerait ça), une solution radicale pour contrer l’assaut des informations qui nous saturent en permanence. Dix morceaux hauts en contrastes, catalysant les maux de ce monde qui nous rongent imperceptiblement, et les reflétant sous la forme d’autant d’allégories navigant sur des océans fréquentiels secoués doucement par des pads liquides et un sound design cristallin. Des étendues fluides sans horizon s’étalent dans toutes les directions, nous laissant seuls face à nous-même dans des atmosphères résolument downtempo et aux caractéristiques IDM très marquées, dont l’abstraction apparente amorce une translation horizontale de la réalité.

On quitte un quotidien urbain accablant, malmenés par des colosses de béton qui jugulent les mouvements de notre fourmilière humaine, agressés par le capharnaüm sans fin de la vie moderne, et on se déconnecte désormais de cet environnement inévitablement toxique à long terme ; les structures artificielles, aux bords anguleux et aux cœurs frelatés, font place à des paysages sans relief en nuances de gris, laissant les amplitudes absurdes et les couleurs criardes derrière nous. À quoi bon s’en encombrer dans notre exil volontaire en terres lointaines ? Ce qui importe désormais sont les détails qui font à peine frémir la surface de l’eau, les contrastes que seule une palette neutre et monochrome peut laisser distinguer. Un retour aux racines de l’âme et du son, une communion silencieuse avec le temps présent et les éléments nous accueillant. Entrer dans Far & Off, c’est oublier ce qu’on est devenu malgré nous, et retrouver ce qu’on a toujours été : toucher l’essentiel, appréhendable mais profond, simple mais certainement pas simpliste.

L’expérience proposée par les deux musiciens permet de rejoindre ce but de la manière la plus immédiate et naturelle qui soit, semblant créer un milieu liquide suggérant nos origines jamais vraiment perdues de vue. Déjà remarqué et remarquable sur le précédent Granite de Martin Nonstatic, le travail sur les medium est ici toujours indécent, et participe grandement à cette impression d’évoluer en territoires fluides, insaisissables. Ambivalents dans l’âme, ils semblent nous envelopper de leur chaleur et de leur douceur autant qu’ils glissent entre nos doigts, lorsqu’on est pris du désir fugace d’en maîtriser leurs mouvements (la piste éponyme complètement guedin vous le démontrera dès l’ouverture). Bienfaisants mais farouches, ils s’appuient sur les squelettes malléables des séquences rythmiques asymétriques, qui courberont le miroir liquide qui nous supporte en gigantesques ondes calées sur les kicks molletonnés. Perfectionnée par des strates ambient organiques et réverbérées très réminiscentes du précédent album de Miktek, l’atmosphère générale de Far & Off efface les éventuels obstacles qui auraient subsisté dans notre champ visuel, dégageant les perspectives fuyant définitivement vers une forme d’éternité.

Mais aussi loin qu’on aille, aussi seul qu’on soit, il n’est pas possible de faire entière abstraction des phénomènes qui ont provoqué ce désir d’éloignement temporaire, car ils ont participé à leur manière à construire notre identité actuelle. Balançant l’aspect organique et spontané des basses fréquences, les éléments nés d’influences IDM sont ici incisifs, précis et imprévisibles, sans jamais dénaturer le sentiment de plénitude se dégageant du disque. Bien qu’ils originent de l’endroit même dont on veut faire abstraction, leur incursion dans notre monde de calme semble naturelle, voire nécessaire. Et c’est là la force certaine de ces dix morceaux : ne présentant jamais une volonté de rejet frontal de la vie stressante que nous menons, c’est au contraire l’acceptation de notre existence moderne, avec ses avantages et ses inconvénients, qui en transpire. Schémas inconstants de percussions glitchées, motifs rythmiques versatiles de hautes fréquences, enregistrements de terrain partiellement retraités, toute l’agitation qui nous prend lentement en otage dans notre quotidien est réutilisée ici pour faciliter notre guérison intérieure et sublimer notre renaissance. Plutôt que de lutter avec âpreté et de se blesser contre nos anxiétés, nous nous plaçons dans le sens du flux temporel et les laissons alors glisser autour de nous comme le reste, favorisant le maintien d’un équilibre improbable et intégrant la froideur digitale pour la tourner en exhausteur d’harmonie. Alkaline, 6am ou Parenthesis devraient suffire à vous en convaincre, glissant parfaitement dans les intervalles corticaux encore libres.

La cohérence narrative se dégageant des trois EPs réunis sur Far & Off est déconcertante, même si vous décidez de malicieusement passer votre playlist en lecture aléatoire ; j’imagine que son statut de « compilation » n’y est pas étranger. Cette invitation à la recherche de l’essentiel, à l’évasion complète de soi puis à l’acceptation raisonnée des turbulences de notre ère parvient parfaitement à ses fins, offrant à travers son esthétique léchée une réponse paisible et savoureuse à des situations que nous traversons tous à un moment de notre vie. Ces moments où s’éloigner puis déconnecter de la réalité permettent de revenir aux fondements de notre identité, et de se rephaser avec le monde.

Comme d’habitude, les formats digitaux en 24 bits et le magnifique digipak se trouvent ici ; et exclusivité aux trois EPs composant Far & Off, ils sont les premiers à être édités en vinyles par la maison lyonnaise.

Dotflac

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