Commencer cette chronique m’a fait réaliser à quel point Glacial Movements était passé sous mon seuil radar depuis longtemps. Il faut dire que le dernier album qui m’a vraiment marqué remonte à Alchemy of Ice, composé par le maître des clés Alessandro Tedeschi aka Netherworld en 2013 ; un hymne silencieux capturant la beauté éphémère de la neige, diluant sans excès ses films presque immobiles dans un imaginaire fait d’étendues glacées à perte de vue, de cristaux de glace portés par le vent, et de glaciers millénaires scrutant le temps qui passe. Une description qui s’applique bien sûr au label qui est tenu par l’artiste, qui a déjà convié des invités de marque pour étoffer cette esthétique sonore unique : Amarok de Francisco López, Like a Slow River de Lull ou encore Tele de Pjusk font figure d’excellence dans un catalogue de haute volée (je rajouterai même Novaya Zemlya de Thomas Köner, qui a décidé au dernier moment de le sortir chez Touch alors qu’il était bel et bien destiné à Glacial Movements), bien que mon préféré reste Over the Summit par Netherworld. Bon, assez d’amour et de name-dropping facile répandu dans cette introduction, il est certainement temps de causer du dernier Rapoon paru il y a quelques semaines, annonçant d’ailleurs son retour dans l’écurie italienne après l’excellent Time Frost en 2007.
Je ne m’épancherai pas sur le passif long comme le bras de Robin Storey, déjà parce que je n’ai pas eu la motivation de me farcir toute sa propre discographie, mais surtout parce qu’avant tout, il est un des membres fondateurs de l’increvable Zoviet France. Autant dire que dans un curriculum, ça le fait pas mal dans le monde de l’ambient. Retenons simplement que le bonhomme a une certaine fascination du temps et des idées qui y sont rattachées, aimant modeler son aspect linéaire en formes plus ou moins cycliques. Geler le cours du temps, s’y attarder, et s’interroger. Song from the End of the World est d’ailleurs intrigant car il semble se situer en marge de ses précédentes productions. Plutôt que de sélectionner des instantanés à explorer indéfiniment sans contraintes ni appréhensions, on se retrouve dans un couloir temporel parfaitement droit, pressentant une menace impalpable à son issue. La stase fait place au sursis, l’insouciance d’un passé circulaire à la crainte d’un futur parallèle. Se renseigner sur ce qui a inspiré cet album confirme ce que notre instinct nous dicte : Song from the End of the World est le requiem qui accompagnera la libération des virus encore prisonniers du permafrost arctique, lorsque la glace fondra à cause de la folie des Hommes. La bande sonore d’une apocalypse dont l’arrivée est une réalité qui devient chaque jour plus nette.
Pénétrant d’abord un paysage de toundras dévastées par le blizzard mais relativement inoffensif dans le morceau d’ouverture, la tension se fait très vite sentir dès A Listening Ice. On retrouve régulièrement, durant la totalité de l’album, un drone tenant la même note anxiogène personnifiant parfaitement la nature de la menace organique et infectieuse en sommeil sous nos pieds, ainsi que la peur de l’inconnu qu’elle suscite. Un danger invisible qu’on veut chasser mais qui persiste à bourdonner dans nos oreilles, une maladie s’insinuant imperceptiblement dans nos entrailles et nous conduisant vers une folie incurable. Mais tout ceci n’est encore qu’une pâle vision d’un futur dystopique, le présent étant seulement au bord du déséquilibre ; c’est dans ce statut de sombre présage que les voix spectrales, élément cher à Rapoon, prennent tout leur sens. Dispersées à travers les pistes, elles imposent graduellement leur présence mystique, presque mythologique dans Song from the End of the World. Leurs conversations inintelligibles se confondent avec le vent, elles dédoublent leurs personnalités et en deviennent spectrales, instaurant un malaise ambiant quand elles croisent les dissonances éparses des cordes. Notre raison troublée pourrait presque les interpréter comme un avertissement de la part d’une ancienne civilisation du froid, qui a été décimée en son temps par les mêmes ennemis microscopiques enfouis dans le sol encore gelé. A Sky Beckons Down et A Prophecy Lies Under se placent là comme des artéfacts particulièrement inquiétants, porteurs de malheurs indicibles et imminents. Les lamentations et le tocsin qui résonnent rejoignent ultimement les mauvais présages ondulant dans la haute atmosphère, prenant la forme d’aurores polaires aux teintes verdâtres annonciatrices de maladie et de trépas, dans le vent glacial de The Sky Dances in Green. Mais bien que le disque se termine, l’impression de mal-être persiste, car on réalise que ce qui est présenté ici sous la forme d’une conjecture catastrophiste est pourtant bien un des chemins que l’on s’apprête à prendre en réveillant ces fléaux du passé…
Song from the End of the World est un album de dark ambient à essayer, ne serait-ce que pour ce dernier point, car rares sont les travaux du genre à entretenir l’inconfort même après leur écoute. Interrogation lucide sur les probables conséquences d’un fait d’actualité surprenant, la dernière édition de chez Glacial Movements ravive une flamme glacée qui s’était un peu affaiblie dernièrement. Et quand on sait que l’avenir proche du label prévoit entre autres des sorties de Netherworld, Marsen Jules et surtout d’Eric Holm, on aurait certainement tort de penser que notre intérêt pour la maison va s’arrêter là.
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Dotflac