Même si son passif, en solo ou en groupe avec 3/4HadBeenEliminated, remonte à plus d’une décennie, c’est en 2014 que j’ai réellement découvert Valerio Tricoli, avec Miseri Lares. Véritable journal intime d’un homme au psyché fracturé en plusieurs entités, il offrait chez Pan un album très sévère ; les thèmes de l’horreur et de l’existentialisme, associés à des textes flirtant avec l’occulte et des enregistrements de terrain évoquant l’instabilité d’un esprit malade, donnaient la sensation d’observer la fresque d’une vie éclatée en un puzzle, remonté ensuite de manière totalement anarchique et fascinante. Mais si Miseri Lares était le lapin blanc qu’on poursuit inlassablement au creux de l’arbre, Clonic Earth est le fossoyage en règle de son terrier après avoir écarté la carcasse encore fumante de l’animal.
La folie est mise en abîme et on espère trouver, dans cette contrée déjà hallucinatoire en temps normal, l’élévation fallacieuse de notre esprit en creusant sa terre houilleuse avec les doigts. Rejoindre un enfer que nos envies biaisées considèrent comme préférable à une réalité asphyxiante, s’entourer des flammes souterraines pour vaporiser l’âme dans l’éther impalpable. Car le thème du feu, tant dans la narration que les sons, est omniprésent. Les crépitements des enregistrements et des bruits blanc apparaissent, disparaissent, valsent d’une oreille à l’autre dans une spatialisation indécente ; le grondement d’un feu invisible menace constamment de casser l’équilibre précaire qu’on tente de maintenir comme une ligne de vie salutaire durant l’écoute ; les textures bouillonnent et s’agitent, incontrôlables et spectrales, tandis que les bandes magnétiques sont triturées à chaud comme seul l’italien en est capable ; les séquences sonores se multiplient au sein des pistes sans jamais les saturer, se métamorphosent brutalement dans un brasier imprévisible ou glissent entre elles comme des flammes léchant l’âtre. Il n’y a jamais réellement de début ou de fin à ces morceaux hypnotiques et effrayants, à l’image d’un foyer source à la fois de lumière et de destruction : l’ambivalence d’un album dans toute sa splendeur, qui se confirme dans ses strates inférieures.
Les deux thèmes que sont le rapport à la réalité et la dualité du Feu sont traduits ici dans la substance des textes, tirés principalement des œuvres visionnaires de Philip K. Dick qui questionnent à plusieurs reprises la nature du réel, et des Oracles chaldaïques, dont on retiendra sans s’épancher dessus que ses théurges plaçaient au sommet de leur panthéon le Feu comme représentation du démiurge transcendant dont tout origine. Encore plus que le sens de leurs mots, ces textes lus sont eux-mêmes déformés, inintelligibles, semblant parfois au bord du trépas. Des monologues victimes d’une inception auto-destructrice, succombant lentement aux idées mêmes qu’ils cherchent à évoquer ; les distorsions vocales surréalistes s’enflamment spontanément avant de se vaporiser dans une dimension intermédiaire et intouchable. Un peu comme si les restes les plus robustes de Miseri Lares s’étaient échappés des cendres de leur cadre claustrophobique pour atteindre des hauteurs souvent moins denses, soniquement parlant, mais dont l’absence de raison s’en voit sublimée. Et cette progression acoustique sert parfaitement les propos prêtés à l’album : n’oublions pas qu’on est enfermés dans un esprit dérangé et qu’on en gratte le plancher jusqu’au sang, plongeant dans des abysses que même la folie a refoulé à ses portes.
Si les atmosphères paraissent moins chargées qu’en 2014, c’est simplement que le pouvoir de suggestion des sons survivants est suffisant pour maintenir ce malaise qu’on prend plaisir à entretenir. Textes et échantillons sonores entrent en résonance, puis traversent le prisme carbonisé de l’italien qui offre non pas sa musique, mais ses échos agonisants. Les résidus transmutés d’évènements soniques imprévisibles qui s’échouent dans le Feu, puis renaissent en leurs versions fantomatiques aux intentions aliénées. La création d’un monde alternatif à partir de matériaux effondrés sur eux-mêmes, tel un hymne singulier à la renaissance par la destruction. Et une épreuve acousmatique qui balaye tous les poncifs du genre, questionnant les rapports profonds qu’ont les auditeurs avec leur medium à travers une vision unique de la musique et une production aussi éreintante qu’exceptionnelle.
Les tordus comme moi imagineraient bien Clonic Earth se matérialiser en une bouteille de Klein : un objet à première vue assez classique, dont les deux faces se complètent dans leur opposition, prenant tranquillement forme dans notre monde en trois dimensions. Mais une observation détaillée renverse toute idée préconçue, et on réalise que ses deux surfaces n’en forment en fait qu’une seule, que le volume qu’on tient au creux de la main n’est qu’une falsification éhontée de sa propre réalité, située dans des interstices abstraits hors de notre portée physique ou mentale. Une aberration qui n’a de sens que pour ceux enclins à oublier l’Ici et le Maintenant pour tenter de rejoindre leurs itérations déformées, simultanément aussi proches et lointaines de nous que le sont les non-deux surfaces visibles de cette foutue bouteille de Klein. Tout ce qui pourrait opposer les morceaux ou les morceler en parties distinctes n’est qu’une illusion, car leur vérité est unique, irrationnelle et métempirique : ils creusent au plus profond d’un puits d’introspection pour y révéler une nouvelle lumière insoupçonnée. Et ils composent un Clonic Earth juste monumental.
Le sublime double LP ou le digital HD sont disponibles ici, masterisés par nul autre que Rashad Becker.
Dotflac
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