Bien que ça fasse plus de 20 ans qu’il truste la scène électronique, Mika Vainio fait partie de ces vieux briscards qui ne cessent de fasciner sans lasser. Impossible de parler de lui sans au moins énoncer le projet Pan Sonic, où il était l’une des moitiés avec Ilpo Väisänen, et dont la musique à la croisée du minimalisme brutaliste et de l’indus hypnotique sauce analogique vintage fait partie de la légende. L’artiste a pourtant aussi marqué en solo, tirant son épingle du jeu sans renier ses inspirations, notamment à travers les récents et obsédants Fe₃O₄ – Magnetite chez Touch, son duo de la tabasse Peau Froide, Léger Soleil avec Franck Vigroux chez Cosmo Rhythmatic, ou Kilo chez Blast First Petite ; s’ajoute dorénavant iDEAL Recordings, chez qui il sort la bande originale du non-film Tectonic Plates dont on va causer. L’avantage d’un travail composé pour un métrage abstrait, c’est qu’on peut potentiellement lui faire dire ce qu’on veut. On pourra toujours se référer à la description minimale et austère du réalisateur Mika Taanila, parlant d’un personnage imaginaire qui vit en décalage permanent avec ce qui l’entoure ; une âme corrompue par une vie frénétique baignée de technologies abrutissantes, transcrite par Vainio en sons antagonistes simulant ces grands écarts existentiels. Mais je n’ai pas envie d’en dire ça, et préférerai voir en Mannerlaatta tout à fait autre chose.
Même si les sonorités ne tromperont personne depuis le temps que le finnois les développe et les utilise, on ne peut nier que l’univers musical du bonhomme fonctionne toujours, modulant imperceptiblement et inlassablement ses principaux éléments pour en dévoiler une nouvelle facette insoupçonnée à chaque itération. À mi-chemin entre ses travaux arythmiques aux limites de la perception et d’autres pièces plus percussives et directes, Mannerlaatta entretient sans flancher une tension palpable mais invisible, qu’on tentera désespérément d’embrasser pour la sentir filer in extremis avant de retenter notre chance. Une menace microscopique qui nous touche sans qu’on la perçoive, qui observe sans être vue et avec qui l’on danse sans le vouloir, dont les variations en amplitude et en fréquence seront autant d’effets secondaires bien désirables. Riffs désaturés, ondes aux formes variées et coups de caténaires claquant aux oreilles côtoient interludes rythmiques imperturbables, dénivelés sinusoïdaux tendant vers l’infini et autres silences vertigineux durant 60 minutes, provoquant une incertitude suffisante pour nous maintenir alerte sans jamais aller jusqu’au malaise. On tient d’ailleurs là l’accroche de l’album, tendant une ligne de vie qu’on parcourra au-dessus des limbes, attirés par le danger latent du gouffre sous nos pieds, tout en se sachant en sécurité tant que l’on garde l’horizon en vue.
Des paysages panoramiques couverts de nuages noirs succéderont à des scènes de vie micro-organique, peintes dans les esprits au charbon et à la craie par des dark ambiances désolées dans Aurinko Heijastuu Kentän Päätyyn (The Sun Is Reflected on the End of the Airfield) ou Öisin Putoan Lakkaamatta (At Night I Fall Endlessly), mais zoomant sans transitions annoncées à échelle inframillimétrique dans Öisin Pidän Magneetteja Vatsallani (At Night I Keep Magnets on My Stomach) ou Voisin Olla Vanha Mies Huoltamon Pihassa (I Could Be an Old Man in Front of a Service Station) ; autant de morceaux séquencés de manière délicieusement abrupte comme Vainio sait si bien le faire, explorant d’abord des atmosphères chargées sans raison apparente, avant de nous emmener en biotopes contaminés par des formes de vie bacillaires, virales et microbiennes qui nous forcent à jouer à la roulette russe avec elles, nous donnant une raison de craindre Mannerlaatta sans réaliser les conséquences de sa proximité. La variété des phases soniques, tant dans leur contenu que leur enchaînement, évoque le mouvement constant d’une caméra virtuelle entre les gigantesques déserts minéraux perpétuellement surplombés de cumulonimbus et le bain des germes dont la seule raison d’être est d’exister et de subsister, sans se préoccuper des dommages collatéraux éventuels. Flux temporel saccadé et mitoses sauvages, silences assourdissants et deltas fréquentiels cataleptiques provoquant une horripilation membranaire, compositions en niveau de gris et symbiose univoque, tout cherche à nous projeter en abstraction relative et dualité indivisible, entre curiosité naturelle de l’inconnu et doute grandissant sur la pertinence de nos choix. Peut-être que la fin de Muisto Palaa Selittämättömästi (A Memory Returning Inexplicably) est le témoin neutre de notre excès de confiance infatué, corrompant un peu plus à chaque ressac analogico-bruitiste les molécules de notre corps, menant chaque vague un peu plus saturée que la précédente de ce que nous étions à ce que nous ne serons plus jamais. L’apoptose irréversible face à des êtres dénués de volonté de nuire, ce qui les rend infiniment plus dangereux.
Peut-être alors ai-je rejoint sans le vouloir la vision du réalisateur sur son projet Tectonic Plates, me plaçant à travers Mannerlaatta dans un monde que je crois connaître mais qui finit par me phagocyter, changeant à jamais ma conscience dans l’indifférence la plus totale. Un peu comme la musique de Mika Vainio, finalement.
Le CD pas cher se trouve ici, je vous fais confiance pour trouver le digital de votre côté.
Dotflac