Une chose est certaine : je ne connaissais ni Tilman Robinson, ni le label Hobbledehoy Records avant d’avoir écouté Deer Heart. Ce que je sais cependant, c’est qu’un album mixé aux studios Greenhouse par Paul Evans et Valgeir Sigurðsson, des gens notamment très proches d’un certain Ben Frost qui a déjà démontré à maintes reprises son talent pour le mix, et ensuite masterisé par Lawrence English, ça ne peut qu’éveiller positivement la curiosité des chercheurs de nouveaux sons. Et si je vous en parle aujourd’hui, vous aurez peut-être deviné que c’est probablement pas pour en dire du mal, tout le contraire à vrai dire.
L’écoute nous suspend ici rapidement comme un funambule progressant sur un filin tendu entre des compositions électroacoustiques viscérales et des intonations modern classical instables, émulant une lucarne entrouverte sur ce qui pourrait être une représentation de l’enfance et de ses principales facettes, des plus joyeuses aux plus secrètes. Des échos mélodiques d’ingénuité, de spontanéité et de découverte permanente du monde côtoient la puissance incompressible des sentiments véritables et innés, ainsi que les fausses notes de l’inexpérience frappées avec une bienveillance enfantine des plus singulières, et à la portée pourtant si universelle. Rythmes variables, mélopées immédiates et scènes sonores aux volumes indéfinis en renverront certains à cette douce innocence candide qui caractérise les premières années d’une vie, curieuse et émerveillée de tout, à la douceur et l’optimisme inébranlables ; les cordes sautillantes de In the Always ou le bain de chaleur maternelle crépusculaire dans Bathed in Her en sont des illustrations sonores sans ambiguïté.
Mais l’enfance apporte aussi ses peurs profondes, ses doutes encore inexplicables, ses incompréhensions d’un monde qui semble bien plus grand qu’un jeune esprit ne puisse jamais le comprendre. Tout comme la lumière et l’harmonie transpirent de certains morceaux, des contreparties bestiales, volontairement déséquilibrées donneront l’impression que, comme une âme en phase d’éveil, Deer Heart cherche à maintenir une cohésion presque acharnée entre des éléments qui vacillent dangereusement au-dessus du vide, et se font invariablement corrompre par les épreuves de l’existence qui se manifesteront forcément à un moment donné. Une sphère pure, immaculée qui sait qu’elle encaissera des coups et mordra la poussière, mais se bat tant bien que mal contre des présages déterministes avec toutes ses tripes. On sent bien cette volonté désespérée de résister à la fatalité dans les notes désaccordées et agonisantes de Yours, Deer Heart, métaphore d’un égarement indéfini dans les limbes incertaines du futur, ou la probable dépiction de la peur infantile du noir au travers de l’extraordinaire Pareidolia, aux percussions déchaînées qui soutiennent parfaitement des cordes dissonantes et un sound design épidermique rampant dans l’ombre (non mais cette fin schnapsée quoi).
Bien que Deer Heart m’évoque les sentiments simples que les enfants expérimentent sans fioritures au quotidien, il serait faux de penser que cet album est écrit lui aussi d’une manière simpliste ; n’oublions pas que les émotions fondamentales trouvées ici sont destinées à être écoutées et traitées par toute la complexité d’un public adulte et éprouvé. Et c’est toute cette dualité qui, grâce au casting technique cité plus haut, fait de Deer Heart une magnifique expérience, détaillée et envoûtante, d’un passé œcuménique pour des auditeurs plus âgés du présent.
Tous les formats de votre vie peuvent être trouvés sur cette page Bandcamp. Faites-vous plaisir.
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