Bien qu’ayant participé à plusieurs projets groupés dès le milieu des années 90, la berlinoise d’adoption Jasmine Guffond s’épanouit depuis 2015 sous son vrai nom parmi un certain Sonic Pieces. Les gens qui suivent reconnaîtront là une maison ancrée dans le modern classical plutôt qualitatif : la présence de Christoph Berg, Erik K Skodvin, Moon Ate the Dark ou le meilleur de Nils Frahm ne trompera pas ceux qui savent. Dans ce contexte, il fut particulièrement intéressant de voir le label sortir un très beau Yellow Bell ne se rapprochant que peu de ces bases essentiellement acoustiques, lui donnant un aspect unique dans son catalogue et un coup de projecteur bien mérité. Traced poursuit aujourd’hui l’exploration de cet univers singulier où l’électronique prime sur l’organique, mais renverse les perspectives en proposant cette fois un trip abstrait dans les limbes informatiques, aux antipodes de la chaleur de Yellow Bell.
Tirant ses origines de données générées par des algorithmes de logiciels de surveillance et de reconnaissance faciale, Traced ne laisse que peu de doutes sur ses intentions : inspirations, compositions et titres nous entraînent dans une danse obsédante et sans cohésion avec les habitants inconscients d’un réseau bien plus grand que leur nombril ne souhaite bien l’admettre, tentant de noyer lentement les surfeurs de l’interwebz sous une vague scélérate d’informations électriques. Une corruption sourde et pourtant volontaire de l’âme qui, malgré son immortalité potentielle, sera fragmentée et dispersée dans le nuage par-delà des lignes de fuites tracées par les fibres optiques pulsatiles de la toile. Notre identité perd invariablement et imperceptiblement de sa consistance originelle à chaque incursion dans le virtuel, et se mue d’entier naturel à nombre irrationnel après un passage au travers d’un prisme minimaliste psychédélique pas si éloigné que ça de certains travaux d’AGF, et à peine trop rythmé pour prétendre appartenir au catalogue Line.
Les morceaux d’identité perdus dans un océan de données sont traduits dans les six actes par des échantillons de voix disparates et redondants doublés de bruits abscons aux origines intraçables. Des souvenirs d’existence hachurés rêvent d’émancipation mais finissent systématiquement par boucler sur eux-mêmes et se phagocyter en lamentations inintelligibles : ce sont ces captations anxiogènes, presque schizophréniques, que Jasmine Guffond a choisi de préserver pour dessiner des fresques posthum-ain-es tendues de paranoïa et d’allusions muettes à une prophétie autoréalisatrice relative à la corruption technologique de l’Homme. Bruits blancs, drones en dérive permanente et rythmes cassés prennent partiellement le contrôle de samples instrumentaux dénaturés et autres manifestations vocales pour faire émerger du chaos de nouveaux êtres ni humains ni machines, mais situés à quelque part entre les deux au fond d’une vallée dérangeante. Et tout comme eux, l’imaginaire suintant de Traced ne prend pas un parti unique mais dresse plutôt un constat actuel entre l’inquiétude que peut susciter le mimétisme progressif des réseaux neuronaux sur les réseaux digitaux et la capacité de survie infatigable des éclats de vie parmi des éléments de sound design reptiliens, volontairement froids et cliniques pour offrir un contraste maximal durant 44 minutes.
Dans un mouvement cependant optimiste qui s’abandonnera sur la fin plus à nos cœurs chauds qu’au vice de notre siècle, Jasmine Guffond propose encore une fois un album surprenant qui secoue le catalogue habituel de Sonic Pieces. Une observation étayée du présent et une prédiction presque confirmée du futur proche, le tout dans une classe et une singularité de production plus que positivable.
LP et digital pour tout le monde.
Dotflac