Carbon Based Lifeforms – Derelicts | L’effet Kiss Cool

Carbon Based Lifeforms, c’est deux suédois à qui l’on doit parmi les plus belles heures d’Ultimae Records, aux côtés d’Aes Dana et de Solar Fields. Un duo articulé autour de l’intuable TB-303, mais ayant décidé de l’utiliser avec brio dans des créations ambient et downtempo toujours perdues à quelque part entre la terre et le ciel, plutôt que de se noyer dans la masse techno de la fin du millénaire dernier. Les années suivantes auront donné raison à leur intuition géniale, car dès 2003 et leur premier long format, le groupe ne cessera de fédérer ses auditeurs en manque d’acidité moelleuse, et sera malgré lui à l’origine d’un quasi-culte que les années n’auront pas fait oublier, en particulier depuis 2010. Je ne vous cacherai pas que je considère la trilogie formée par Hydroponic Garden, World of Sleepers et Interloper comme une nécessité pour tout amateur de rythmes lents et d’ambiances luxuriantes aux relents spatio-organiques ; c’est simple, rien est à jeter et tout est à apprécier. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, Twentythree et son ambient cosmogonique en 2012 est superbe également et a su accompagner de nombreuses nuits d’insomnie, mais les groupies n’ont jamais abandonné l’espoir que Carbon Based Lifeforms se décide à communier une nouvelle fois avec leurs origines structurées.

Là où je voulais en venir avec cette introduction interminable, c’est que ça fait plus de sept ans que cet espoir est entretenu ; il s’est d’ailleurs enflammé dès 2015 avec le remaster, la réédition CD et le tout premier pressage vinyle de leurs trois premiers albums chez Blood Music, rassurant ceux qui n’avaient plus beaucoup d’échos des artistes et rêvaient d’un disque d’Interloper enfin négocié sous le prix d’un organe en bonne santé. Ont suivi des remixes dispensables, et surtout du teasing discret et intrigant sur les zéros sociaux, faisant monter la sauce d’un éventuel retour du duo. Libération et exultation cet été avec un premier extrait de leur nouvel album Derelicts, paru aussi début octobre sur le label finnois comme une exception à son catalogue metal et synthwave. Et alors, grosse claque ou fumisterie éhontée ? Eh bien un peu des deux ma bonne dame, mais pas forcément dans le sens escompté.

La nature de ma déception initiale à l’écoute de Derelicts provient certainement de la pression mise d’après moi à tort sur ses épaules, provenant au moins autant de l’attente évoquée plus haut que de son statut officiel de successeur à Interloper, promettant de reprendre l’histoire de la trilogie originelle exactement là où elle avait été laissée en 2010. Victime de son héritage, la première lecture du disque laisse hésitant, car on s’attendait à l’éternelle débauche maîtrisée d’éruptions acides tweakées à l’envi, de mélodies entêtantes et indélébiles, d’oscillations fréquentielles touchant la perfection en nous enveloppant dans un cocon d’éléments aux limites insondables. Là, l’esprit se ferme malgré lui et se borne à des compositions aux reliefs plus lisses que ceux auxquels nous étions habitués, ceux dont l’harmonie fébrile est à un doigt de l’effondrement, mais se jouent pourtant toujours avec malice et beauté de leur destin funeste pour rejoindre les dimensions imaginaires. Les mauvaises langues parleront peut-être même d’affranchissement de prise de risques. N’empêche que dans l’ensemble, une écoute superficielle nourrie d’attentes et de préjugés ne pourra s’empêcher de se centrer sur les défauts du disque : le 303 qui se fait remarquer par son manque de présence et prive son public de la marque de fabrique de Carbon Based Lifeforms, des pistes qui semblent régulièrement manquer de l’élément qui les rendra inoubliables, ou encore les trois pistes en trop que sont le casseur de rythme Clouds, le manque d’ambition et de suggestion de Rayleigh Scatterers, et le bien trop long Everwave qui s’épuise en clôture dans un ambient interminable de 15 minutes ; n’est pas Betula Pendula et sa ligne mélodique obsédante qui veut. Répartis à travers Derelicts juste comme il le faut pour se rappeler de ses faiblesses à chaque impression de sortir la tête de l’eau, j’ai écouté d’une oreille la seconde moitié du skeud.

Mais merde, quand même, CBL c’est un peu mes mentors involontaires, un des deux groupes qui m’a plongé dans la musique électronique que j’explore passionnément et sans relâche depuis quelques années maintenant. Ai-je raté quelque chose, mal abordé l’objet musical ? La question s’est reposée à l’occasion d’une seconde écoute attentionnée qui m’a fait reconsidérer Derelicts sous un autre angle qui paraîtra un peu biaisé pour certains, mais qui effacera peut-être les incertitudes des sceptiques. Après tout, pourquoi devoir absolument postuler que cet album doit être la suite d’Interloper ? Et si on soustrayait l’énorme charge du passé pour laisser ce LP prendre son envol en toute indépendance, sans obligation de répondre à un cahier des charges prédéfini ? Cette ouverture, bien plus difficile à accepter pour des aficionados comme moi, s’est imposée comme une évidence plus qu’une nécessité à l’écoute de Dodecahedron. Comment avoir pu louper cette perle nacrée comme seuls les deux suédois savent les façonner ? On y retrouve absolument tout ce qu’on a pu adorer depuis 2003, de l’introduction en crescendo et ses basses molletonnées aux mélodies étayées qui se tricotent des paysages sonores en quatre dimensions aux couleurs divines, passant par les lignes acides du Roland qui se superposent à la propulsion calée en 85 bpm ; une chorégraphie élémentale aussi complexe qu’immédiate qui ramènera immédiatement à leurs plus belles musiques panoramiques de la dernière décennie, entre deux couches atmosphériques opulentes connues seulement de ceux qui s’y sont déjà rendus. L’illumination tourne à l’obsession, et on se prend au jeu d’enchaîner les sessions d’écoute pour tenter d’y déceler d’autres bijoux injustement ignorés. Et on se rend compte que les arpèges aériens d’Accede subliment parfaitement sa progression qui en font une ouverture de festivités idéale, que les kicks doublés de morphing bass dans ~42° ré-étalonnent nos cinq sens et tous les autres cachés dans nos entrailles dans une vision de cosmos familière et rassurante, que la piste éponyme nous suggère une dualité expiatrice à travers sa lumière teintée de mélancolie, ou que les voix naturelles ou altérées d’intervenant(e)s stochastiques n’ont jamais vraiment quitté Johannes Hedberg et Daniel Segerstad et donnent toujours à leur musique une chaleur humaine complémentaire à leur organicité… Là où Hydroponic Garden regardait les étoiles, où World of Sleepers plongeait dans les abysses pleines de vie et où Interloper se vaporisait dans la brume de l’aurore, Derelicts semble progresser au milieu de tous ces éléments à la fois et plus encore, et si on oublie de le voir comme un pur produit de ses aïeux, arrive à se faire sa place dans le cœur de son nouveau public comme celui de ses auditeurs aguerris. Voyage dans les espaces séparant les différents sanctuaires de la nature originelle, voyage dans le temps en courbant les interstices pour être témoin de ses propres souvenirs comme de ses choix à venir, voyage dans les imaginaires oubliés, improvisés et même ceux pas encore conçus, le disque du jour méritait définitivement qu’on s’y intéresse de plus près.

Sans dépasser le pouvoir de suggestion intemporel de ses grands frères à cause de quelques faux pas presque insurmontables, Derelicts recèle pourtant de nombreuses qualités qui prouvent que le génie de Carbon Based Lifeforms n’est pas une chimère du passé mais une réalité toujours actuelle ; Dodecahedron à elle seule vaut le détour et se place sans rougir aux côtés de leurs toutes meilleures compositions, et peut-être vous motivera-t-elle à vous intéresser de plus près au reste d’un album bien plus attachant que je n’aurais osé l’admettre au départ. Et si vous ne connaissiez pas ce duo, je souhaite que cette édition vous donne l’envie urgente d’aller découvrir le reste de leur discographie, et de comprendre pourquoi leur réputation n’est pas volée.

Un double vinyle, un CD et du digital sont dispos à différentes adresses, le tout masterisé par Vincent Villuis himself.

Dotflac

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.