Taylor Deupree – Fallen | Déjà-vu

Je n’étais pas certain qu’un jour arriverait encore où j’aurai l’envie de chroniquer un album de Taylor Deupree. Il y a bien eu des collaborations intéressantes ces dernières années, notamment celles avec Savvas Ysatis ou encore Stephen Vitiello, mais honnêtement, le dernier album qui m’a vraiment touché de la part du boss de 12k (et peut-être du label entier, aux exceptions notables d’Illuha et de Pjusk en 2014) était Faint, en 2012. Je n’ai plus retrouvé sa facilité déconcertante à allier compositions minimalistes et suggestions décomplexées depuis, transcriptions hypodenses d’une symbiose épurée évoquant les évènements naturels les plus fugaces dans un style typique du pays du Soleil-Levant. Pas même Somi, paru l’année dernière, malgré l’utilisation étendue de bandes magnétiques qui m’émoustillent d’habitude toujours beaucoup, mais dont les entrailles sont tellement tournées vers sa méthode de composition qu’il en oublie de raconter quelque chose derrière. Cependant, pour moi, Deupree est comme le drone : j’ai beau l’impression d’en avoir fait le tour et de ne plus rien en attendre, je ne peux m’empêcher de jeter une oreille à ce qu’il sort. Et l’effort paye car Fallen, paru dans la maison nipponne Spekk, est apparu sans prévenir à l’horizon, et prouve que l’américain a encore des choses à dire.

Taylor Deupree a inauguré ce label il y a 14 ans avec le magnifique January, dans un style clicks and cuts minimal rappelant furieusement son contemporain Stil.. Peu de surprise quand Fallen rappelle Somi du coup, bien plus ambient et mélodique, plus granuleux et impalpable aussi. Fort heureusement, à la différence de son grand frère, l’album du jour n’oublie pas cette fois d’avoir un cœur qui bat derrière un concept qui se résume à utiliser le piano comme instrument central à toutes sortes d’inspirations en mal de liberté. Et c’est alors que sans forcer, affranchis d’un cadre technique trop rigide pour laisser place à la versatilité de la spontanéité, on s’immerge paradoxalement dans des compositions qui ne doivent leur profondeur et leur authenticité qu’à leur simplicité originelle. Huit messagers de douceur incertaine et de vérités oubliées, des tuteurs nous expliquant patiemment les nuances de l’existence dans un macrocosme blanc et ambre en mouvement perpétuel. Une pluie de printemps s’invite soudain dans ce tableau pointilliste ralenti, nous forçant sans nous contrarier à trouver refuge dans une maison voisine étrangement familière. Chaque note des mélopées fragmentées devient une goutte d’innocence frappant délicatement ses vitres avant de ruisseler de leur paroi, emportant avec elle les doutes et tristesses qui nous hantent silencieusement au quotidien. L’oxyde de fer des bandes magnétiques ancre nos sentiments en territoires instables et imprime une fine poussière aux surfaces qui donne à l’endroit une impression de vécu inexplicable.

Cette musique a beau être nouvelle, on ne peut s’ôter la sensation qu’on l’a déjà entendue dans le passé, comme une berceuse fredonnée par notre mère avant de rejoindre nos rêves d’enfants. Tout indique que c’est la première fois qu’on met les pieds dans la bâtisse créée par Fallen, et pourtant dès qu’on en franchit le seuil, on sait déjà vers où se diriger pour voir le soleil percer l’averse et éclater en rayons polychromatiques. On en touche les murs en pierre nue et des souvenirs qui semblent à la fois nôtres et étrangers nous inondent, la cire d’abeille que l’on sent sur les meubles en bois brut nous ramène instinctivement dans un passé à moitié effacé, chaque pièce a l’air d’avoir été habitée par quelqu’un de proche sans qu’on parvienne à mettre un visage sur leur spectre. L’inconnu devient rassurant, l’inédit prend un goût doux-amer de déjà-vu. Le passé se décompose en futur plus-que-parfait, convergeant en harmoniques temporelles vers cet unique instant d’équilibre des forces guidées tant par le déclin que l’immortalité.

Les mémoires d’une vie que l’on n’a pas encore consommée, résonnant dans le secret de nos espoirs et nourrissant la chair de l’évidence de leur occurrence. Tout comme le temps, Fallen s’écoule de manière relative, courbant les droites et croisant les parallèles, soustrayant ses sujets à l’action épuisante et les élevant paisiblement à l’observation détaillée. Une césure immaculée dans un quotidien de frénésie, modelant devant vos yeux un sanctuaire que vous connaissez depuis des éternités.

Vous trouverez de jolis CDs et plus si affinités à la fois chez 12k et sur Spekk.

Dotflac

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