Je ne vais pas vous faire un historique complet des deux artistes qui nous intéressent aujourd’hui. La première raison, c’est qu’ils ont chacun une discographie longue comme le bras, la seconde, c’est que je ne les connais pas assez pour vous en faire des portraits suffisamment fidèles à mon goût. J’aborderai cependant l’aspect récurrent de leur collaboration, débutée en 2002 avec Vrioon jusqu’à l’aboutissement de la série Virus en 2011 chez Raster-Noton, chef d’œuvre au long cours de la rencontre entre les sinusoïdes et les clicks and cuts de Carsten Nicolai avec les mélopées diaphanes et autres sons insondables des pianos préparés de Ryuichi Sakamoto, tous les deux orbitant gentiment autour d’un objectif minimaliste les réunissant d’une manière qui en aura laissé que peu indifférents. Nouvelle sortie commune aujourd’hui avec Glass sur Noton, dont la séparation avec Raster l’année dernière l’aura laissé dans l’ombre jusque là, et ce malgré la parution suspecte en janvier d’un live enregistré en 2002 avec Ryoji Ikeda, Alva Noto et Mika Vainio, aux sales airs de disque surfant sur la vague post-trépas de ce dernier (malgré un ou deux morceaux pas dégueus). Une raison qui ne m’a pas fait attendre Glass, et m’a encore moins préparé à recevoir une telle claque dans le beignet.
Plus de quinze années de collaboration, ça peut avoir de quoi lasser, au final. La série Virus aura beau être un exemple de cohérence et de qualité constante, ce n’est pas pour autant que l’on souhaitait en entendre une énième variation. Ça tombe bien, c’est aussi ce que Nicolai et Sakamoto se sont dits, souhaitant aborder de nouvelles facettes de leur tribulations musicales à travers une performance spécifique à un site en 2016, en l’occurrence la Glass House de Philip Johnson dans le Connecticut. Retenons que c’est un essai architectural datant du milieu du XXème siècle et dont les lignes directrices oscillent entre minimalisme et ouverture sur la nature avoisinante, grâce à ses murs qui n’en sont pas, remplacés par des vitres. Un environnement en parfait accord avec les esprits artistiques des deux partenaires donc. Mais au-delà du lieu singulier de la performance, c’est également la manière de faire de la musique qui va leur permettre de redéfinir les contours de leur association : en effet, Alva Noto quittera régulièrement sa zone de confort digitale pour sortir un archet et faire chanter des gammes de crotales, tandis que Sakamoto s’imposera la contrainte déroutante de s’affranchir de son instrument de prédilection qu’est le piano durant l’intégralité de la représentation, évoluant plutôt entre synthétiseurs et bols en verre, jusqu’à utiliser la maison elle-même comme créatrice et vectrice de sons. Un exercice commun enregistré après seulement une répétition, affirmant de la plus belle des façons que le duo n’hésite pas à se remettre en question et à relever les défis en renversant ses propres perspectives.
Et cette fois plus que jamais, on pourra dire que les plus belles collaborations sont effectivement celles où les contributions personnelles sont noyées en une unique entité, et même si on pourra reconnaître la patte de chaque homme derrière certains éléments, jamais Nicolai et Sakamoto n’auront tant semblé agir comme un seul organisme omnipotent. Pas besoin de mots, à peine quelques regards furtifs leur suffiront pour se comprendre et faire progresser le morceau unique de 37 minutes en mouvements fluides dont l’existence devient une évidence, et le parcours une nécessité. Très rapidement, la variété d’évènements électroacoustiques produits sans interruption transporte son public invisible là où seul l’ambient d’exception sait le faire ; l’esthétique très nipponne de Glass, entre épure du visible et mise en avant de l’invisible, n’y est certainement pas étrangère. La Glass House se brouille, les musiciens s’effacent, le monde se transforme. Ne reste plus qu’un vaisseau de verre progressant sans entraves dans un océan volatil, condensant l’espace en fractales rouge azur et bleu doré et redéfinissant le temps comme une dimension non-linéaire aux routes infinies. On observe les volutes d’une matière ni vraiment gazeuse, ni vraiment liquide s’écouler le long des parois transparentes qui nous isolent des restes du monde et nous laissent entrapercevoir plus loin le reste des mondes. On se noie dans l’harmonie complexe des couleurs et des textures nous submergeant, s’émerveillant des reflets de lumière improbables traversant la maison de verre jusqu’à entendre de douces plaintes émergeant à la fois de nulle part et de partout. On tourne la tête, puis on les devine dans les interstices : des fantômes de cristal se cachent dans les émanations de la dimension qui nous accueille depuis une vingtaine de minutes et parlent entre eux d’éternité et d’unicité comme des cétacés le feraient en chantant l’océan et l’immensité. Sans prévenir, ces êtres impalpables explosent en une infinité de fragments de miroirs, frappant notre vaisseau d’une pluie cristalline nous métamorphosant nous aussi en leur semblable, en un agrégat de lumière et d’eau sans autre but que celui d’exister et d’aspirer à appartenir au Tout et au Maintenant. Les regrets sont lavés par le ressac de l’océan, les rancœurs abandonnées à leur funeste destin, les doutes soigneusement effacés de notre cerveau. Rien n’est plus important, maintenant, que d’arrêter de penser et de se contenter de se réaliser dans ce monde onirique que l’on ne doit à tout prix plus quitter. Les instants se cassent en murmures contant simultanément le passé et l’avenir, et l’infini boucle plusieurs fois sur lui-même en contorsions aussi impossibles que gracieuses. Combien de fois a donc repris cet album avant que je ne me rende compte qu’il était en relecture automatique ? Combien de rêves luxuriants sont déjà nés de l’écoute inconsciente de cette démonstration d’improvisation ambient ?
Glass est un poème restreint sur ces sensations les plus fragiles et les plus intimes, celles qui nous animent avant même que l’on ait conscience de nous-mêmes, et qui nous poursuivent jusqu’à notre dernier souffle. Une brise de bonheur, de plaisir et d’espoir qui dresse délicieusement les poils sur l’échine lorsqu’elle la caresse de ses doigts délicats, et qui deviendra une obsession irrépressible après seulement une paire de lectures. Un hymne sublime au minimalisme tel que les deux artistes l’explorent depuis leur première rencontre également, mais pratiqué aux antipodes de leur zone de confort avec une classe et une beauté incomparables. Aussi inattendu que parfaitement exécuté, Glass est ma claque ambient de ce début d’année.
N’hésitez pas à vous procurer un des beaux objets disponibles sur le site de Noton. Mais on vous conseillera plus volontiers la version CD pour profiter de la pièce sans interruption.
Dotflac