La musique de Tape Loop Orchestra, c’est un peu comme ce mythe local dont on entend parler par les excentriques du coin mais dont on n’est évidemment jamais témoin. Une apparition diffuse et persistante au loin, mais qui nous échappe comme un mirage dès qu’on s’en rapproche. Sûrement car Andrew Hargreaves adore presser ses longs formats (entre autres) sur vinyle en éditions très limitées qui se vendent systématiquement comme des petits pains (je vous laisse calculer combien d’organes vous devriez vendre pour acquérir sa discographie en physique sur Discogs), et dont les éditions digitales consistent en fichiers .mp3 réservés aux acquéreurs de ces vinyles et eux seuls. Un contrat d’exclusivité avec les chanceux qui auront visité son site assez tôt ou se seront rendus sur Boomkat dans la demi-heure qui a suivi la mise en ligne des objets toujours confectionnés avec attention pour une musique construite de la même manière. Ce qui la rend à la fois diablement frustrante car souvent inaccessible, et incroyablement gratifiante lorsqu’on y goûte enfin. Alors goûtons ensemble à Return to the Light, avant-dernière édition d’une série sur la lumière entamée en septembre 2017 avec Solar Lunar Emissions.
Les compositions musicales ont souvent un sens temporel et spatial assez marqués, implicitement ou non, pour s’ancrer plus facilement dans la réalité d’un public qui s’en inspire toujours dans le but de modeler ensuite ses fantaisies les plus intimes. Les boucles magnétiques brisent un peu ce postulat qui ne connaît pas les frontières, rapprochant les berges de notre propre monde et distordant un unique univers potentiellement infini en une multitude de répétitions imparfaites. Tape Loop Orchestra se pose encore en marge de toutes ces considérations, naviguant dans les espaces indéfinis et intemporels célébrant l’affranchissement terrestre et l’exploration du grand tout qu’est le néant. Il y a une magie inexplicable dans chaque face qu’offre l’artiste, une sensibilité presque effrontée aux non-dits et à l’invisible afin de trouver la lumière dans les ténèbres les plus impénétrables. Un voyage solitaire vers des tranches de vie enterrées que l’on ne souhaite pas vraiment revivre, mais dont on ne doit pas oublier la place centrale qu’elles occupent dans notre identité. Très personnellement, Return to the Light me renvoie des années en arrière, quand des démons que j’ignorais encore se nourrissaient de mon sommeil sans jamais être rassasiés.
Déboussolé à cause de ce manque de repos forcé, j’ai passé des nuits entières à errer dans les rues désertes et silencieuses qui semblaient s’offrir à moi comme pour me soulager momentanément de l’insomnie. Devant mes pieds, les plaies béantes de l’asphalte ouvraient les paysages brutalistes bichromatiques en suspension au nadir, les hémorragies de lumière artificielle vacillante complétant un tableau au romantisme noir exacerbé. L’avancée de la nuit transformait progressivement la marche en un réflexe musculo-squelettique et la fatigue ne tardait jamais à anesthésier l’esprit, ne laissant derrière elle qu’un cœur sans protection prêt à capter les vibrations nocturnes pour découvrir ce qui se cache derrière le voile du réel. Écouter les deux faces de Return to the Light me suggère ce moment exact où le point de rupture est atteint, où l’on réalise que l’intimidante paix des ruelles que l’on parcourt est celle que l’on cherche à refléter en nous. D’abord dans Outer Light, l’imperceptible se meut en évidence et l’inaudible en nécessité. On s’engage sur le pont entre les mondes, perché au-dessus d’abysses insondables mais guidé par le phare des âmes vagabondes. Derrière l’absence relative de vie au milieu de la nuit, derrière le plastique et l’oxyde de fer qui se déchirent en lambeaux, l’oreille commence à percevoir des rumeurs circulaires qui transcendent les dimensions, et l’évanouissement de la volonté nous fait suivre instinctivement la lumière qui en émane. Puis arrive Inner Voice et ses voix féminines qui rassurent, bercent et nous soustraient momentanément à l’instant dans des spirales de vocalises ayant ici plus de sens que n’importe quel mot ne les décrirait ; jusqu’à l’entrée d’une mélodie de fond en quatre temps sur laquelle se greffe un chant solitaire, pur et solaire qui signent sans le moindre effort six des plus belles minutes d’ambient que j’ai écoutées depuis longtemps. On bascule dans l’inconnu pour se rendre compte que durant tout ce temps, on dérivait sans cap en compagnie de fantômes qui saignent leur éternité en nuances bleues de mélancolie dans les sillons urbains, pleurant leurs larmes dans l’averse et condensant leur fragilité en pierres d’étoiles pavant notre chemin sans fin. Une beauté bouleversante se dégage de ce passage qui ne durera toujours que trop peu de temps, mais on nous murmure à l’oreille que sombrer dans les ténèbres ne doit rester qu’une transition éphémère afin de mieux percer la surface et rejoindre la lumière.
Return to the Light est une invitation à se perdre pour trouver sa véritable place dans un monde qu’on ne comprend pas et qui ne nous comprend plus vraiment non plus, une confession sincère proposant de ne pas hésiter à se déphaser de la masse et à chercher l’essentiel dans les alcôves secrètes d’un cerveau en stase. Une magie électronique catalysant le poids des pensées en oiseaux de feu dans l’obscurité d’une nouvelle lune et laissant la place aux berceuses fredonnées dans les interstices. L’élégance née du silence.
À part une paire de vinyles de la version classique de l’album chez Boomkat, vous ne trouverez plus ni le set deluxe, ni le digital en ligne. Sauf si vous savez où chercher.
Dotflac