Peu de choses à exposer sur le mystérieux Roberto Crippa dans ce paragraphe d’introduction. Quelques conjectures peut-être, comme celle qu’il semble avoir émergé avec des compatriotes d’une scène expérimentale italienne en plein essor au début des années 2010, se plaçant à quelque part entre la technoise de Matter et le jusqu’au-boutisme de Shapednoise. Une autre aussi, plus envisageable, qui laisse à penser que son déménagement à Londres l’a rapproché physiquement et artistiquement de mentors jamais nommés mais cachés en pleine lumière (on y reviendra) dans le duo Emptyset ; n’allez pas me dire que son premier LP Reverse (soit dit en passant fort conseillable) sorti chez We Can Elude Control en 2014 est un hasard, car le label en question n’appartient à personne d’autre que Paul Purgas. Quatre ans après, il revient dans une indifférence presque totale chez les pourtant de plus en plus hype Portals Editions, avec une nouvelle mornifle estampillée Selenic.
Les intentions primaires de l’album sont gravées en filigranes dans le titre, ode aride et implacable à la nuit, à son obscurité visqueuse qui s’écoule des cieux comme du goudron chaud, puis imprègne en refroidissant chaque particule de vie en travers de son chemin. Les lumières artificielles s’effacent derrière nos errances nocturnes, dans une ville qui nous appartient dès que les dernières pulsations du crépuscule cessent en se noyant dans l’horizon. On fuit l’agitation diurne pour se recharger dans l’isolation muette des interstices urbains reculés, à la recherche des bruits dissimulés dans le silence, ceux qu’on ne peut entendre qu’en s’abandonnant totalement à l’inconnu, entrant en communion avec l’ogre néant qui menace autant qu’il fascine. Et en nous voyant, il libère son immense crotale sur nous, entamant une danse hypnotique et mortelle avec sa potentielle victime : la queue du reptile impose le rythme au duel, sa langue fourchue s’agite dans l’air épais pour goûter la peur de sa proie, une tension sourde bourdonne dans les oreilles tandis que le temps retient son souffle. Il n’hésite pas à nous provoquer en jetant régulièrement ses crochets remplis de venin vers la jugulaire, sans vouloir mordre, mais juste pour s’amuser à nous effrayer sur un terrain de jeu qui est le sien.
Une chorégraphie presque rituelle éclairée par intermittence par une pleine lune intimidante, sublimant la mise en scène mystique d’un cul-de-sac de l’existence dans lequel on déniche un certain confort. La seule lumière dont on bénéficiera ne sera que le reflet du soleil sur notre satellite, devenu non pas un pâle miroir de ses origines stellaires, mais son négatif en projectiles balistiques séléniques qui écorchent la peau en laissant de larges saillies argentées dans la chair. Une arme improvisée pour faire face aux démons de nos propres ténèbres, où l’on se réfugie pour insuffler paradoxalement un peu de vie là où elle nous a filé entre les doigts. Et c’est là que je trouve la particularité de Selenic, qu’un manque initial d’écoutes me donnait l’impression d’entendre ce que j’aurais souhaité l’année dernière du Borders d’Emptyset, qui m’a définitivement laissé un goût de faux pas dans une discographie quasi-exemplaire. Bien que Selenic se rapproche pour moi grandement de la complète tuerie Demiurge du même duo, dans ses réminiscences pas si floues que ça de proto-techno et de jeu malsain mais diablement maîtrisé de l’espace, Roberto Crippa évite de reproduire l’aspect très clinique (râpeux quand même), voire stérile du duo bristolien en y greffant à l’agrafeuse rouillée et en le recousant au barbelé une facette organique délicieusement dérangeante. Enregistrements de terrain à bout portant, liberté relative laissée aux déflagrations texturales et kicks dans l’hypocondre droit, impression générale de s’attendre à ce que les sons prennent vie à tout instant en suintant des enceintes, l’ensemble transpire une puissance viscérale sans tomber dans la gratuité, et finalement ni la redite. Et c’est cette agitation très concrète dans un univers artificiel parallèle qui nous permet de nous raccrocher à des éléments que nous connaissons, et d’éviter une conclusion dramatique à cette histoire de la nuit éprouvante.
On est donc heureusement loin d’un plagiat éhonté de ce que James Ginzburg et Paul Purgas auraient pu nous offrir à l’apogée de leur projet, mais bien au sein d’un microcosme qui sera au pire un hommage à ses pères. Un voyage au bout de la solitude réfléchi dans les fentes nacrées d’un serpent qui ne nous considère désormais plus comme une proie à chasser, mais comme un égal qui trouve dans les ténèbres de quoi raviver sa flamme.
CD et digital ici, chez Portals Editions.
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