Le cas Telefon Tel Aviv n’est pas le plus évident que j’ai eu l’occasion d’écouter par le passé. Je n’ai pas forcément trop envie de palabrer et de me justifier là-dessus, donc je vais essayer de résumer ça à un univers musical mélangeant sound design luxuriant et collision entre les genres résolument en avance sur son temps (Fahrenheit Fair Enough, c’est quand même en 2001), mais une inspiration versant trop souvent dans des contrées qui ne m’attirent pas, typiquement les relents R’n’B d’une partie des morceaux, en particulier sur Map of What Is Effortless. Un parti pris qui me laisse encore un arrière-goût doux-amer, entre grosse énergie potentielle et pincement au cœur. Arriva donc Immolate Yourself en 2009, mêlant toujours les voix aériennes en passe de devenir une marque de fabrique et compositions riches, mais s’inscrivant plutôt dans les cercles pop alternative et post-rock qui annonçaient un changement de cap bienvenu. La promesse d’un futur assez lumineux en vue donc, mais malheureusement, Charles Cooper, une moitié du duo, décéda accidentellement la veille de la publication de leur troisième album, signant vraisemblablement la fin du groupe. L’apparition sporadique de l’alias sur des remixes ces dernières années laissait pourtant présager que Joshua Eustis n’avait jamais totalement laissé tomber le projet malgré la disparition de son ami, et l’annonce il y a deux mois d’un nouvel album chez Ghostly International n’a pas manqué de créer des émois et de confirmer les espoirs de ceux qui y croyait encore, dix ans après la dernière sortie.
Je n’ai aucune idée (et me fiche pas mal) de ce que peuvent penser ceux qui connaissent Telefon Tel Aviv depuis longtemps et ont apprécié leurs premières itérations, mais ce dont je suis certain, c’est que le tournant pris par Eustis dans ce dernier opus est radical, et pour le meilleur. Les rythmes plutôt classiques sont désormais fracturés et déstructurés comme s’ils évoluaient sur une ligne temporelle à avancée stochastique, les mélodies bon enfant sont ici étirées et modulées sur le spectre sonore et se répondent entre des falaises de contraste jusqu’à en devenir accablantes voire tragiques, les voix muent de façon spectrale, parfois inintelligibles, se réverbèrent sur des parois invisibles à dimensions en variation constante et n’illustrent pas seulement la musique, mais l’habitent réellement. Je ne risque pas grand-chose en pariant que l’univers de Second Woman transpire de chaque seconde de Dreams Are Not Enough ; la mention fugace de Turk Dietrich à la production d’arms aloft, ne laisse que peu de doute sur l’influence plus globale qu’a pu avoir ce projet singulier sur l’avenir de Telefon Tel Aviv. On garde ces ambiances pop très distantes, qui se veulent faussement rassurantes, et on les projette à travers un prisme semi-opaque où elles se réfléchissent, entrent en collision avec elles-mêmes, créent de nouveaux fragments convolutés qui transforment le conventionnel et expriment l’invisible d’une façon inouïe.
De tout cela émerge un objet à la cohérence inflexible, au-delà d’un mix quasiment complet et d’une liste de lecture narrant brièvement un rêve récurrent et troublant d’Eustis. Le rêve, un des éléments au centre du disque évidemment, dont le déroulement éclaté pourrait très bien traduire ce que l’on ressent quand notre subconscient prend la main sur la raison et dont les seules limites sont fixées par notre imaginaire et nos souvenirs, pour le meilleur et pour le pire. Le glissement des thèmes mélodiques et rythmiques entre les pistes et même en leur sein transmet très bien cette curieuse impression, lorsqu’on rêve, de toujours arriver en plein milieu d’une situation, d’un lieu. D’en échapper et de glisser vers une autre sans étonnement aussi, en témoignent les conclusions floues de quelques chapitres, passant naturellement d’une ballade nostalgique à échelle humaine dans un macrocosme à l’échelle de l’univers pour arriver à sa condensation mutique en un downtempo cybernétique sur le départ (standing at the bottom of the ocean;), ou une errance nocturne ralentie prenant le pouls urbain sous les lumières artificielles au sodium qui se détachent de l’existence en reflets fantomatiques sur le déclin (a younger version of myself,)… Des rêves partagés dans lesquels on inclut nos propres réminiscences, en l’occurrence musicales, pour faire vivre une chimère qui prendra une forme particulière en face de chacun de ses auditeurs : Dreams Are Not Enough mute pour moi en un Grand-duc sage aux yeux d’ambre, surveillant la nuit et s’arrêtant avec insistance sur nous pour nous évaluer, dont le plumage nacré arbore les couleurs de toutes ses expériences passées mais catalyse aussi les nôtres ; dur de ne pas y entendre un Mass lyrisé de Roly Porter dans l’ouverture I dream of it often: aux airs de pluie de lumière expiatrice qui fait tomber les ombres derrière l’horizon, de ne pas deviner ma bouleversante expérience synesthésique du chapitre The Bridge du jeu Inside, dans la fin écorchée de standing at the bottom of the ocean;, de ne pas entendre un croisement distant entre la techno écrasante de Kerridge et le design sonore brûlant de Belief Defect durant not breathing, et bien sûr l’omniprésence en filigranes de la production aux petits oignons de Second Woman dans les choix artistiques.
Et en face de nous, difficile de nier les émotions globalement sombres, quelques fois violentes qui soutiennent cet album et sont accompagnées de textes qui expriment des craintes sur le temps qui passe et qu’on ne rattrape ou ne change jamais, sur certains regrets avec lesquels on doit apprendre à vivre plutôt qu’à lutter contre. Sur le changement également, celui qui est bénéfique comme celui qui est destructeur ; le parallèle avec le thème du deuil et sa catharsis dans un album qui transpire la volonté de se libérer d’un passé brutal pourrait facilement être fait. Car le rêve est une liberté à double tranchant, siège de la réalisation de toutes les envies, mais aussi l’invitation indésirable et inévitable des recoins les plus sombres de la conscience. Cependant, Eustis semble justement utiliser ce passé comme sa source majeure d’inspiration, le retournant contre lui-même dans une magnifique mise en abîme de son existence pour ouvrir le chemin vers un avenir des plus brillants.
Pas mal de qualificatifs dithyrambiques peuvent illustrer Dreams Are Not Enough. Je vous laisserai le soin de les choisir, histoire de ne pas pondre une conclusion trop putassière sur un album qui, au final, parle mieux de lui-même. Reste que le contexte de création dramatique, pour Joshua Eustis, de ce quatrième opus de Telefon Tel Aviv n’aura finalement d’égal que son potentiel libérateur et son magistral sens de la composition fluide. Une invitation aux échappées solitaires dans les bras de Morphée, et aussi la promesse discrète qu’il ne tient qu’à nous de ne pas laisser un songe le rester.
Plein de formats ici. Sauf l’édition limitée des vinyles, faut pas rêver.
Dotflac