Tout comme le dark ambient il y a environ trois ans, je suis de moins en moins surpris par son pendant lumineux avec le temps qui passe. Plus j’essaye de retrouver l’intérêt que je lui portais au tout début de mes explorations électroniques, plus l’ambient semble s’éloigner de ce que je cherche actuellement dans la musique. Conséquences de la surconsommation, certainement. Lissage des productions, probablement. Il reste cependant dans cet océan d’incertitudes une constante, celle de la quête insatiable du contraste et son corollaire de la texture. Et c’est cette quête associée au hasard des errances digitales qui m’ont fait découvrir un peu sur le tard le premier album solo de Luís Fernandes, qui a déjà fait des trucs en groupe dans le passé mais que je ne connais absolument pas, à l’exception de sa collaboration avec la pianiste Joana Gama chez Room40, aux idées de composition ma foi intéressantes mais à l’atmosphère globalement trop fraîche et décousue pour m’accrocher. On part aux antipodes avec Demora, de sa création à ses intentions.
Pourtant, plusieurs signes semblent vouloir nous détourner immédiatement de ce disque avant même de l’avoir lancé, mettant en avant des termes grossiers comme « modulaire », « minimalisme », ou encore personnellement « improvisation », pour laquelle j’ai rarement des affinités dans la musique. Mais on se souvient pourtant de trucs modulaires extraordinaires, de machins minimalistes délicatement renversants. Parfois mêmes de bidules improvisés magistraux. Il n’y a finalement rien de pire que les étiquettes, celles dont vous et moi sommes si friands, que vous le vouliez ou non, que vous le sachiez ou pas. On donne donc sa chance à Demora, à son enregistrement en une seule session et à sa progression faussement ralentie. Et on réalise qu’il est un album de paradoxes qui surprennent son public sans attentes et prennent à revers celui qui en avait d’autres diamétralement opposées.
Une cohérence se dégage déjà dès le premier tour de lecture, dans des sonorités de moyenne homogène et d’amplitudes relativement réduites, mais ce sont les petits détails qui marquent le relief invisible de cet ode aux faux-semblants. L’alternance des embryons de mélodies qui luttent pour émerger de l’entropie électronique s’entremêlent naturellement avec des passages en staccato d’une netteté quasi-artificielle. Le postulat minimaliste mis en avant dans la composition des morceaux explose de façon maximaliste dans les mouvements en balancier d’une tempête modulaire, qui rappellerait les meilleures heures d’un Abul Mogard échoué sur les rives rythmiques de Caterina Barbieri. Les minutes se dilatent dans des phrases musicales cathartiques, au point culminant forcément dans le diptyque éponyme de 22 minutes, mais la conclusion de l’album brise brusquement le cycle stationnaire de cet imaginaire torturé en suggérant un retour dans le temps, avec ses superpositions de notes inversées dans un miroir de doutes, parfois de douleur, et nous ramène sans résistance au début de Rising Edge pour une répétition imparfaite de cette étrange expérience de pensée. Un peu comme lorsqu’on est passager dans une voiture lancée sur la route, où l’on sait qu’on ne bouge pas un seul muscle, mais que le vaisseau dans lequel on est installé progresse sans notre accord.
Demora, c’est la traduction d’un mouvement imperceptible dans un système bien au-delà de notre champ de vue. Un hommage à l’invisible et une célébration au déphasage, avec toujours un coup d’avance entre ce qui se déroule sous nos yeux et ce qu’on vit. L’anticipation d’un voyage qui est déjà terminé, le regret de l’avoir manqué alors qu’il a déjà repris, puis la réalisation qu’il recommence encore, un peu différent du dernier. Un cercle vertueux s’inscrivant dans la catégorie chaque année plus difficile à combler des albums ambient qui s’épanouissent proportionnellement au nombre d’écoutes.
CD ou digital, c’est toujours chez Room40 que ça se passe.
Dotflac
Belle découverte, merci Dotflac.
Et merci à toi aussi d’avoir pris le temps de le dire.