Emptyset, c’est un peu des héros pour une partie de la rédaction, on vous l’a déjà dit. L’idée simple d’utiliser les propriétés des sons dans des espaces souvent étriqués, et de les amplifier en une lettre d’amour à la déconstruction acoustique et la conjugaison par la texture. Un hommage à certaines formes de minimalisme, mais des résultats extrêmes et au moins en partie séminaux, éclatés dans une trilogie qu’on peut aimer ou détester, mais difficilement ignorer lorsque la curiosité ouvre les bras des musiques électroniques tangentes. Après l’immense Recur cependant, sont parus un EP tout claqué et un album majoritairement oubliable, qui ont au moins eu le mérite de prouver que James Ginzburg et Paul Purgas n’avaient pas envie de rester sur leurs acquis. Mais quand même, c’était chiant. Borders, signant la fin d’un projet, l’apparition d’un autre ? Eh bien, je préférais y voir les prémisses de sa poursuite sous de bien meilleurs auspices ; c’est toujours chez Thrill Jockey, ce qui aurait pu être effrayant vu le résultat du dernier LP chez eux, mais Blossoms va ailleurs, et ne se perd pas sur la route. Merci de ne pas m’avoir fait mentir il y a presque trois ans.
Les deux gaziers proposent aujourd’hui un travail qui revient à des amours fondamentalement inorganiques, sans compromis au niveau de son aridité, voire de sa stérilité qui m’ont converti aux innovations électroacoustiques d’Emptyset, et dont l’importance est centrale à l’exploration du concept qui a fait naître le disque du jour. Cette fois-ci, une énorme base d’échantillons sonores venant des poches des deux britanniques a servi de matériel brut pour nourrir une intelligence artificielle, alimentant un processus d’apprentissage automatique dont le souhait était d’abord d’extraire une cohérence de la variété des enregistrements, mais dont le but ultime serait d’être témoin de la modification de ces mêmes enregistrements par la machine. D’assister en direct à la transmutation digitale de sons concrets par un système binaire y cherchant une logique et des motifs, puis d’en capturer les résultats. Et oui, c’est très raide à l’écoute, mais qu’est-ce que c’est bon de retrouver le duo bristolien comme je l’aime, où l’abstraction profonde est au service d’une radicalité singulière, où la restriction des paramètres de production permettent de repousser ses propres limites en lames de fond subhertziennes et en shrapnel textural, où essayer de coller des étiquettes sur cette musique est une tentative vouée à se fracasser sévèrement la mandibule contre l’alliage massif de mercure et de tungstène coulé dans chaque morceau de Blossoms.
Le sujet traité ici me touche d’ailleurs particulièrement : intelligence artificielle, apprentissage profond et mégadonnées sont les outils d’un futur à mes portes, en imagerie médicale, et ce futur éveille deux sentiments contradictoires qui cristallisent fidèlement mon expérience face à l’objet qui nous intéresse. D’un côté, la base de données d’imagerie médicale grandit exponentiellement avec le temps et est une aubaine pour des outils à la puissance de calcul inimaginable qui seront capables, contrairement à un cerveau humain, de traiter cette quantité faramineuse d’informations très rapidement et sans fatigue pour y reconnaître des récurrences pathologiques, et affiner un diagnostic à base de comparaison d’examens. D’un autre côté, des questionnements existentiels en émergent : si les informations initiales nourrissant ces IA sont fausses, jusqu’à quel niveau l’erreur se répercutera-t-elle ? Serons-nous seulement aidés ou risquons-nous d’être remplacés par des systèmes neuronaux binaires ultra-performants, dans un métier à l’essence pourtant humaine ? C’est le nerf d’une guerre froide et clinique entre ceux qui accueillent une évolution inévitable de leur environnement avec humilité, parfois doublée d’une dose de fascination au regard des progrès offerts par de tels outils, et la réticence ou la peur envers ce qui peut être perçu à juste titre comme une entité qui nous rendra possiblement obsolètes, et plus vite qu’on ne peut l’imaginer. Tout comme il est impossible à ce jour de prédire l’équilibre ou le déséquilibre qui se dégagera de ces évolutions technologiques, Blossoms se situe lui aussi sur le fil entre la part que l’humain a dans son processus créatif, et celle qui n’est imputable qu’à l’apprentissage du système et ce qu’il a fait grandir à partir des graines semées en son sein, le rendant tout aussi intimidant qu’impressionnant.
On pourra bien sûr débattre du fait que la finalité de l’album n’a pour origine que ce qu’on a bien voulu lui transmettre comme extraits acoustiques de notre monde, qu’il y a forcément eu des ajustements en post-production et que ce qu’on entend n’est certainement pas le produit pur issu des discussions entre Ginzburg, Purgas et leur système de traitement de l’information. Que le résultat, plutôt qu’un nouveau paradigme, ne serait que l’aboutissement d’une suite d’algorithmes définis et donc une banale altération de la réalité. Certes, mais n’est-ce pas le cas de tout chose douée de vie, d’être à différentes strates variables de son existence une simple réponse aux stimuli extérieurs ? Un rejeton qui a absorbé ce qui lui a été présenté, n’a retenu que ce qui le grandissait ? Il pourrait y avoir là la majeure différence avec nous-mêmes, car l’intelligence artificielle ne discute pas, n’oublie pas, intègre sans questionnement ce qu’on lui donne, et les extraits concrets qu’elle examine émergent sûrement en la déformation de la réalité la plus absolue qui soit, et on cherche naïvement à en décoder les origines théoriques.
Ou potentiellement, le système crée devant nos yeux une nouvelle réalité digitale qu’on ne peut tout bonnement pas comprendre, comme si vous essayiez d’expliquer ce qu’est un cylindre à une entité consciente évoluant en deux dimensions. On perçoit bien les échantillons sonores qui bouclent à intervalles réguliers, on devine cependant aussi les remodelages imperceptibles ou démesurés à chaque nouvelle itération du matériel originel en une vision inédite par les circuits imprimés et leur recherche exclusive de corrélation dans la diversité qu’on lui offre. En ressort un nectar hautement abstrait qu’on pourrait assimiler rapidement et logiquement à une synthèse aléatoire du son, mais qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer que les dix pistes ne sont pas plutôt une version améliorée de la réalité présentée à l’IA, une nature digitale émergeant d’un hybride électronique dont on ne connaît quasiment rien mais qui nous a déjà décrypté sans qu’on le réalise ? Là encore, impossible d’affirmer ou d’infirmer quoi que ce soit, que des conjectures à poser, mais le chant artificiel des oiseaux dans la jungle cybernétique de Bloom, la valse déstructurée en apoptose d’Axil ou les lamentations pulsatiles de Bulb ne peuvent ôter ce sentiment d’inspirations terrestres réduites en miettes puis réinterprétées par des convolutions définitivement trop complexes pour être appréhendées. La naissance d’un monde sans être en capacité de le savoir avec certitude, et son annihilation programmée dans le déluge fréquentiel de Clone, peut-être juste pour s’assurer que ce microcosme ne prenne pas conscience de lui-même après la demi-heure plus que suffisante à Emptyset pour conclure sa démonstration.
Bien qu’il ne m’ait pas donné autant de frissons que Demiurge ou Recur en son temps, Blossoms fait oublier Borders et son impression de soufflé qui retombe à plat. Mais ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : on se prend là un taquet monumental qui, lui aussi, ne pourra être qu’aimé ou détesté, sans aucune nuance intermédiaire, mais ne pourra pas laisser indifférent. Et même si les idées profondes explorées dans cet album résonnent différemment ou vous passent complètement au-dessus, il vous restera encore une expérience unique à apprécier au mieux sur un système ouvert prêt à encaisser méchamment du hertz, et à tourner le volume à un niveau raisonnablement fort pour se faire molester sans répit par les sons extraterrestres du turfu.
Tous les formats par ici, ne soyez pas timides.
Dotflac
1 commentaire