Honte à moi, peut-être, de ne jamais avoir croisé le blaze de Techno Animal avant la rentrée 2019. Pourtant suiveur assez attentif des projets solos de Kevin Martin et Justin K Broadrick, et même de quelques unes de leurs digressions groupées ailleurs, mon excuse de sac pourra peut-être s’épanouir dans le fait que ce duo au sommet a sorti son dernier album en 2001, à une époque où mes préoccupations enfantines se trouvaient loin de l’exploration de la vision souterraine et définitivement dans le turfu d’un mélange brillant de pamphlets hip-hop sur des massacres industriels impitoyables. Ne digérant The Brotherhood of the Bomb que depuis septembre et ayant survolé le reste de leur discographie qui ne m’a pas plus attiré l’oreille que ça (crucifiez-moi dans les commentaires ci-dessous, je ne les lirai pas), je ne m’épancherai que peu sur Techno Animal, mais il était inévitable d’évoquer au moins de loin leur dernière sortie, maintenant qu’on retrouve les deux gaziers britanniques derrière leur post-projet Zonal, décrit comme sa suite spirituelle, et qui a vendu du rêve avec des extraits brûlants comme la braise.
Un changement de nom pour un changement de paradigme pas fondamental, mais aux contours définitivement érodés par l’abrasion du sable noir qui recouvre désormais les plaies béantes ouvertes par Martin et Broadrick sur Matador. Un vent mauvais balaye les paysages désolés d’une civilisation vénérant encore il y a peu le charbon et le métal, avant de périr dans les flammes éternelles de son culte puis de retourner à la poussière, ensevelie sous les cendres et les scories engendrées par sa propre folie. Le tempo est ralenti aux limites du déséquilibre et la distorsion est érigée en nouveau dieu lugubre, transformant les uppercuts de Techno Animal en projectiles balistiques lents et hautement instables, prêts à déflagrer à la moindre contrariété. Le rythme et la saturation imposaient leur contrôle quasi-absolu dans le passé ; ils ont laissé les ruines de Wrecked à la merci des drones épidermiques et d’une force de frappe sourde qui remplissent les espaces creux par appel d’air anoxique. La fureur explosive est diluée dans le mercure tombé du ciel, ondulant difficilement à la surface de fosses communes aux résidents anonymes. Lourd, infiltrant, insidieux, toxique. Un nectar empoisonné aux reflets d’obsidienne, qui séduit les lunatiques en manque de poésie ténébreuse jetée dans les crocs de friches industrielles affamées.
Une poésie portée avec force par la prose accusatrice et acerbe de Moor Mother, ici prophète apocalyptique appelant à expier ses passions dans la violence auto-destructrice bardée de barbelés dans une ambiance anxiogène à la Tetsuo, et à trouver la rédemption qu’on mérite, et non pas celle qu’on cherche, dans des rêveries narcotiques en pression négative. Un rouleau compresseur vocal aux personnalités dissociées, se dissociant pour se répondre, s’amalgamant à nouveau dans la colère volcanique de ses entrailles à l’aube de la putréfaction. Une voix habitée qui plane avec menace au-dessus des instrumentations mi-frontales mi-corrosives, dont certaines ne dépareilleraient pas sur un Posthuman semi-anesthésié, et semblant vouloir déchirer les enveloppes bouillonnantes du Wrecked présenté aujourd’hui. On regrettera parfois le manque de conviction dans les kicks, qui mériteraient d’avantage de présence pour nous enterrer entièrement dans des tranchées que l’on toise en funambules masochistes, en particulier dans la seconde moitié instrumentale de l’album, qui ne nécessite pas de faire de la place aux incantations funestes de Moor Mother. Mais cette retenue relative pourrait tout aussi bien servir à détourner l’attention et leurrer sa proie dans un piège qu’elle croirait inoffensif de prime abord. Succomber à son attraction ferromagnétique puis ne plus pouvoir échapper à une singularité massive dissimulée sous la surface consumée par les espoirs trahis et la fatalité omnipotente.
Sombre, inquiétant et sans réelle concession, Wrecked est un compagnon idéal pour les loups solitaires se nourrissant de la terreur existentielle produite naturellement au niveau du sol en ces temps troublés. Une musique volatile et dangereuse, nous poussant forcément à vouloir la dompter pour la faire sienne, contre les probabilités et l’instinct de conservation. Oublier son humanité et se laisser recouvrir de l’encre houilleuse de notre héritage, dans un effondrement nihiliste de son identité. Mais certainement pas avant de ressentir le plaisir malin d’avoir fait un maximum de dégâts.
Un peu de tout par ici, à part le double vinyle en édition limitée parti depuis longtemps.
Dotflac