Je me souviens de Spells, pour la relative déception qu’il m’a suscité. Plutôt paresseux et au ton surlyrique assez typique d’Erased Tapes qui le publiait, il desservait à mon goût tout le talent d’un des artistes électroniques les plus importants de sa génération, malgré des fulgurances que même ma mauvaise foi ne peut pas ignorer. J’avais donc des appréhensions à voir Ben Lukas Boysen rempiler sur le label allemand pour Mirage, mais c’est aussi à ce moment que je me suis souvenu que le même bonhomme a pondu un Gravity toujours aussi splendide sept ans après ; et puis merde, Benjamin, je t’aime trop pour ne pas te donner une chance, je me sens obligé de céder à ce plaisir. Reste à déterminer s’il est coupable ou non.
Qu’est-ce que ça fait du bien d’entendre une telle approche du modern classical en 2020. J’ai retrouvé dans Mirage toute la majesté que j’avais distinguée à l’époque, avec sa légèreté mélodique et son humilité que Boysen pourrait ignorer sans qu’on lui en veuille ; mais il est au-dessus de ces considérations onanistes et réussit à donner à sa dernière création une grandeur qui s’affranchit consciencieusement de toute grandiloquence. On est gentiment bousculé à chaque virage emprunté dans ces épopées musicales. Pris à revers par des changements de tempo surprenants, des traitements digitaux qui brouillent les repères fixés entre l’artificiel et l’acoustique, et un fourmillement jubilatoire de détails soniques qui expriment toute la maestria de composition du berlinois. Les superpositions des arpèges croisés dans Kenotaph, la valse désarticulée de Medela, le bouillonnement de vie naissante dans Empyrean, ou encore l’irremplaçable batterie jouée aux balais d’Achim Färber donnent l’impression d’être en face d’un magicien électronique en pleine conscience de son art.
Un magicien qui manie toutes sortes d’illusions pour ensorceler son audience, et la transporter dans un monde nourri par d’autres mondes aux frontières du réel. Tangible et volatil. Acousmatique et paréidolique. Diablement familier et délicieusement unique. Un macrocosme en mouvance permanente, dont les écoutes attentives et successives au casque font honneur au travail indécent de spatialisation du moindre son. Tantôt placé dans le musicien ou son instrument, tantôt projeté dans des paysages astraux ou des micro-organismes en agitation vitale inextinguible, le jeu des perspectives répond en écho à celui que Boysen a lancé dans Mirage en voulant cacher l’humain derrière la machine, aux antipodes de ses ambitions précédentes. Un projet qui n’est pas sans rappeler ce que j’ai vu dans l’extraordinaire Mare Nostrum, où l’homme et l’ordinateur semblaient s’apprivoiser jusqu’à trouver un langage commun, et créer un être symbiotique valant plus que la somme de ses parties. Ici, j’entends Ben Lukas Boysen collaborant avec Hecq, l’alliance parfaite de la sensibilité du premier avec la débauche technique contenue du second. Deux facettes se reflétant en superposition sur la fine paroi en verre transparent qui les sépare. Le mirage d’une nouvelle personnalité aux airs bien réels de maturité, au-delà de ce que chacun de ses éléments aurait pu produire seul. Finesse, délicatesse, caresses. Technicité, créativité, explosivité. Un travail construit comme un triangle de Penrose, à l’existence tout aussi logique et envisageable dans une dimension qu’impossible à représenter dans d’autres. Une morphologie mouvante, séduisante, qui ne se laisse approcher qu’après une étude minutieuse, au risque de ne pas lui attribuer tout le mérite dont elle est digne. Un coucher de soleil embrassant l’horizon et qui s’inverse comme une boutade à l’inéluctabilité du temps. Le pouls de la terre qui bat rythmiquement sous l’asphalte et du verre pour ceux qui peuvent encore le percevoir. Comprendre que le naturel et l’artificiel ne sont pas des antagonistes, mais ont besoin de s’accorder pour faire vibrer le futur sur la bonne note.
Tout ce que j’aime dans ces musiques hors des sentiers battus en fait. Du contraste, de la texture, des paradoxes qui finalement n’en sont pas. De l’inventivité aussi, qui utilise quelques codes connus mais innove sans prétention pour accoucher d’une œuvre, encore une fois, aussi humble qu’essentielle. Un album de l’épanouissement surtout, qui devrait vous persuader que Ben Lukas Boysen, c’est toujours et (mal)heureusement un des secrets de la scène électronique les mieux gardés jusqu’à aujourd’hui.
Allez donc vous faire plaisir par là, en tous formats.
Dotflac