Ian Nyquist – Endless, Shapeless | Anamnèse, exérèse

Endless, ShapelessLa tristesse. Inconstance, déséquilibre, doute. Elle est tout ce qui occupe le vide laisse derrière l’oubli de soi, comme une bulle vacillante entretenue par les regrets et les peurs. Fragile et délicate en apparence, surprenamment résistante aux contraintes en réalité. Elle se nourrit et grandit des échos échoués dans le néant, jusqu’à persuader de son inéluctabilité et de son omnipotence. Rien d’évitable quand on se construit sur les fondations d’un autre : même avec une façade robuste et luxuriante, rien ne résiste à la soustraction des murs porteurs. Du béton sur de l’argile reste destiné à la ruine et la poussière. Cette tristesse s’appuie sur la colère aussi, consciemment ou non. Fluctuations, répression, explosion. Ou implosion. Bruits blancs, idées noires. Soumission.

La chute. Le sol s’ouvre après le cataclysme, le fond est le seul terminus envisageable. Secousses, effroi, ténèbres. La vélocité terminale est atteinte et persiste, le point de départ de notre descente devient une singularité argentée nous surplombant comme la dernière étoile dans une nuit éternelle. Douleur, déperdition, anéantissement lorsqu’on se fracasse dans les abysses, juste assez vivant pour ressentir les blessures. Un choix entre agonie sans date d’expiration et rebond téméraire vers le point de lumière se présente. La révélation qu’il faut toucher le fond pour y prendre appui et retourner à la vie s’implante en nous, nous contamine et nous obsède. Car nous sommes tous guidés par une lueur unique, fascinés par elle, et l’instinct nous fait lever la tête pour le réaliser.

La résurgence. La remise à plat de ce qu’on pensait savoir sur tout ce qui nous entoure, sur tous ceux qui nous entourent. Sur nous. L’acceptation des blessures du passé pour être enfin plus que leur otage. L’inscription dans l’instant présent, l’apprécier et le reproduire pour tous les suivants. La volonté de se transformer, de se dépasser contre vents et marées, de s’autoriser à vivre plutôt que d’essayer de survivre. La vision distante mais de plus en plus palpable d’un avenir meilleur, de la mise en phase de la raison et de l’intuition. S’affranchir des anxiétés fantasmées et écouter son cœur, pour profiter des vertus de l’échec au lieu de stagner dans la sape de l’erreur. Le combat épuisant et permanent contre le saboteur interne qui ne peut pas nous laisser changer, sinon il se condamne à la famine. Tétanie, malaise, perte de contrôle. Des armes vicieuses contre lesquelles seule la volonté peut faire face.

La transformation. L’apex qui cachait la suite du chemin est enfin atteint. Les efforts, les souffrances, les désirs convergent ici, toisent tous ces nouveaux avenirs de façon vertigineuse. À en donner la nausée. Sera-t-on capable de s’offrir le cadeau de ces horizons inexplorés, où perdrons-nous l’équilibre pour retomber dans les territoires confortables du passé, aussi toxiques soient-ils ? C’est vrai qu’il est pétrifiant de devoir apprendre à vivre sur le tard. Intimidant de réaliser tout ce qu’on a raté et pensé ne jamais pouvoir obtenir ou vivre. Le temps coule hors de ces considérations, constant, implacable. Pourquoi est-il si facile de regretter et si ardu de se rendre compte de toutes les portes qui s’ouvrent désormais à nous ?

L’inconnu. L’espoir se mêle à la résignation, les réponses soulèvent encore plus de questions, la jalousie n’est jamais loin de l’admiration, le présent invite le passé à ses côtés malgré lui. Ou l’inverse. L’impatience et l’exigence démesurée de résultats théoriques hallucinants réclament une attention de tous les instants, sous peine d’être la poussée nous renvoyant dans le gouffre quand on apprend à être un funambule. La raison sait que tous les efforts fournis n’ont pas été vains, mais l’autre cerveau ne le ressent pas comme tel ; comment rétablir la communication entre les deux pour enfin s’envoler, plutôt que de regarder éternellement les autres en contre-plongée ?

Ian Nyquist décrit tout cela avec justesse dans Endless, Shapeless. La musique d’un passage particulier de ma vie, comme Movements l’a été il y a presque dix ans. Un travail apparu au bon endroit et au bon moment, reflétant mes entrailles dans les siennes, et promettant en filigranes une renaissance dans ses instants aériens hors du temps. L’omniprésence de l’eau dans les compositions, explicite ou non, magnifie les mouvements élégants de cet album, tout en volutes stochastiques et arabesques expressionnistes, à l’image de la pochette. Rempli de mystères, à l’écoute des conseils de voix primordiales et rassurantes d’un autre monde dans Field & Cliff. Parsemé de mélancolie dans ses mélopées paradoxalement envoûtantes de piano et de violoncelle à travers The Drift, au bord de la sublimation. Les évocations de l’oubli, de la perte, de la peur dans ses parties ombragées, et pourtant la suggestion du pardon à soi et aux autres, du rappel au présent, de l’accueil de la vie derrière un voile qui n’est trop lourd que si on l’imagine ainsi. Je vois aussi des clins d’œil à des artistes chers à mon cœur, comme Tim Hecker dans les arpèges lacrimaux et éthérés clôturant Surge, Pt. I, se situant à quelque part entre les périodes Ravedeath, 1972 et Virgins (mais sa bonne partie hein). J’ai aussi des réminiscences d’Une Topographie Sonore : Col de Vence par Thomas Köner sur Zyklop, en écoutant la prose filtrée et un peu hors du monde durant Maelstrom. Minimalisme et isolationnisme, mise en abyme de l’essentiel dans une beauté de la simplicité.

Des compositions fluides pour un disque glissant, s’inscrivant naturellement dans la construction déjà passionnante du projet Laaps, et suivant de façon à peine officieuse la clôture du tout aussi recommandable Eilean Rec.. Une danse des éléments et une observation patiente du temps, trouvant son parallèle dans notre chaos intérieur. Et qui sait, peut-être que de cette chorégraphie naîtra une forme de paix, inattendue tout autant que méritée. C’est une chance qui peut être donnée à ce travail d’orfèvre, véritable bijou ambient comme on aimerait en entendre plus souvent.

Il en reste peu, dépêchez-vous.

Dotflac

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