Il y a une magie dans le piano que j’ai toujours du mal à expliquer. Une variété de timbres, de rythmes et de mélodies pour autant d’émotions différentes, qui n’attendent que de se sublimer au contact de la si éloignée et pourtant si complémentaire musique électronique. C’est bien évidemment valable pour tous les autres instruments, mais mon cœur penche sans arrêt vers cette chimère des cordes et des percussions, aux mécanismes internes qui participent de la même manière que les notes à la création de thèmes entêtants conjugués à des accidents analogiques. C’est tout ce que nous propose le trio To Move avec son premier album éponyme qui paraît sur le rare mais éternellement brillant Sonic Pieces, exercice à six mains entre piano et bandes magnétiques par Anna Rose Carter, Ed Hamilton et Alex Kozobolis.
Une délicatesse de composition mise en avant par l’enregistrement à bout portant du piano, dont on perçoit à travers les interstices de mélopées lacrymales les respirations et les craquements, de discrètes dissonances et des caresses de velours. Un être vivant à part entière, capturé à l’imperfection par des bandes recouvertes d’oxyde de fer, lui donnant toute sa complexité et sa profondeur. Toute sa vitalité aussi, avec l’impression que ces symphonies minimalistes sont des enregistrements de panoramas contenus et perdus dans la nature. Une forêt luxuriante plongée dans la pénombre de l’aube et les chants d’oiseaux inconnus durant In Pink, une averse diluvienne ralentie à l’extrême dans le parfaitement nommé Bait, jusqu’à la reprise tempétueuse du temps universel à sa toute fin, l’éveil lent d’un animal hibernant confortablement sous terre sur They Said, We Said… En à peine 30 minutes, To Move sollicite les moindres détails de ses outils de création faussement instables et offre un objet auquel en retirer un élément le dépeuplerait, mais auquel en rajouter un seul serait déjà de trop.
Forcément ancré dans le toujours discutable carcan du « modern classical », le trio est loin de s’y reposer ; l’envoûtement du traitement analogique y est définitivement pour quelque chose, mais il y a aussi une impétuosité dans des fulgurances inattendues courant sur les dix pistes aux durées très variables. Un jeu innocent de saut à cloche-pied au bord d’une falaise battue par le mistral avec The Hop, le sablier suspendu à nos yeux le temps de l’apnée que dure Home Alone ou les accords jazzy embrumés de la conversation He Said, She Said… Flottements, voyage, pauses et turbulences, la certitude de l’écriture et l’imprévu de l’enregistrement, la robustesse du futur imaginé et la beauté du présent vécu seconde après seconde. Toutes ces petites choses qui font passer To Move d’un album sans prétention à un grand disque, sans même le souhaiter.
Comme l’a évoqué le météorologue Edward Lorenz, « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil, peut-il provoquer une tornade au Texas ? » ? La théorie du chaos voudrait qu’oui. Mais loin d’être aussi dramatique ou lourd en conséquences de son côté, To Move prouve qu’avec des outils vus et revus, il suffit d’un éclair de génie pour renverser un paradigme solide et une montagne de préjugés. Une des plus belles sorties de cette année, sans hésitation.
Ça devrait sortir dans une dizaine de jours sur le Bandcamp de Sonic Pieces, en digital et en éditions physiques limitées (au prix d’un demi-rein).
Dotflac