L’IDM est un peu à la musique ce que Saint-Pétersbourg est à la Russie. Fleuron de l’avant-gardisme et en même temps, un grand musée à ciel ouvert. C’est-à-dire que depuis le temps, l’IDM en tant qu’idée s’est un peu gentiment vautrée dans la mythologisation de toute cette histoire du début des années 90 et des artistes qui y sont associés. Oui, Autechre, Aphex Twin, µ-ziq, et donc Warp, Rephlex et Planet µ, et bien d’autres encore, ont marqué d’une pierre blanche (ou d’une pinte de bière cheap, c’est selon) à tout jamais l’histoire de la musique électronique, en faisant ce qu’ils ont fait précisément au moment où ils l’ont fait. Oui, oui, oui, on ne le dira jamais assez et on ne vous poussera jamais assez vers les albums mythiques et rarement égalés produits par cette effervescence, parce que c’était possible. Mais en même temps, plus on fait ça, plus on participe à monter de toutes pièces cette mythologie. Plus cette période s’éloigne, plus les gens qui l’ont vécue en direct vieillissent et prennent le discours « moi j’ai vu Aphex en live en 94 » tout en se gargarisant dans une Jupiler chaude, ses 32 bracelets de festival au bras et la calvitie rougie par les 35 minutes de soleil que la Belgique nous offre pour les 4 jours annuels de concerts au pied des terrils.
J’ai pas vu Aphex Twin en 94. A l’époque j’écoutais les concerts de Nirvana qui passaient sur Fun Radio. J’aime pas Autechre. Je connais rien du catalogue de Warp. Et je t’emmerde. Mon questionnement est double : doit-on se taper l’intégrale du bon vieux temps ou Richard D. James n’était qu’un humble (enfin, humble…) geek qui vendait pas encore ses rognures d’ongles pour quelques milliers d’euros, avant de pouvoir prétendre aimer l’IDM, pouvoir parler de l’IDM, et éventuellement, pouvoir faire de l’IDM ? la première question est stérile, passons à la deuxième : peut-on encore raisonnablement oser faire de l’IDM alors que ça fait plus de 25 ans qu’une armée de nerds persuadés d’être meilleurs que tout le monde tentent tant bien que mal d’effleurer des doigts leurs maîtres et fondateurs en repoussant les frontières du genre, en croisant salement ce qui faisait l’essence du truc avec des éléments pillés à droite et à gauche ? question bonus : peut-on être né après 1985 et éviter la condescendance des gens « qui y étaient » ? Vous ne trouverez aucune réponse à ces questions philoso-musicalo-comptoiresques dans l’article qui va venir.
Ce chapeau aussi large qu’un panzer allemand dans une favela de Rio n’est fait que pour rappeler le douloureux contexte dans lequel sort Dystopia, de trdlx (ça se prononce comme ça s’éternue).
Suite à ces stériles palabres
Alors, je vous le dis d’emblée, Dystopia n’est pas un album révolutionnaire. Rah, depuis le temps que j’attendais de dire de la merde d’une sortie VoxxoV, ça fait du bien par où ça sort. Bon, mais en même temps, c’est pas grave. Parce que vu le contexte sus-cité, il faut s’appeler Access to Arasaka pour révolutionner un genre aussi éculé que celui-ci. Et malheureusement pour les deux trdlx, Access to Arasaka est déjà passé par là. C’est doublement pas grave, parce que s’il ne suffit pas d’une écoute pour appréhender et s’approprier cet album, l’humilité qui les caractérise transpire dès la première. Et l’humilité, dans ce monde de teenagers autistes qui pètent plus haut que leurs culs faméliques, ben ça vaut de l’or. Et c’est définitivement triplement pas grave, parce qu’enfin, c’est un premier album. Et que pour se faire une petite place dans ce panier de crabes, il faut être un putain de génie pour le faire en un seul album, qui plus est le premier. Ce n’est pas à cette maigre chronique que le quidam jugera de la qualité du travail de trdlx, mais à celle-ci et aux huit suivantes.
Ici, trdlx livre un véritable travail sur la noirceur et la saleté qu’il n’est pas si évident de faire coïncider avec le style choisi. Produire une IDM lourde, lente, brumeuse et toute en nappes n’est pas chose aisée lorsque l’on a surtout tendance à enchaîner les glitchs précis et précieux qui d’habitude donnent cet aspect si épuré et si froid. Et lorsque le style se prête si souvent à une compétition de technicité qui finit fatalement par ressembler à un concours de bite. Pour trouver leur marque de fabrique et leur harmonie, ils marient des éléments techniques piochés çà et là, et assument un certain nombre de références variées qui vont bien là où il faut. Si Harmoniak Balna suinte sans s’en cacher les ambiances lourdes et mystérieuses des films de Bela Tarr (et de leur musique), il y a du Plat dans les synthés des dernières mesures de Pancake Ice. Ils savent piller le répertoire ambient sans vergogne tout en s’en dédouanant avec humour (Hate it when ambient people do that). Quant à Lexomorray… j’veux même pas savoir d’où vient la référence.
Subjectif, moi ?
Ne croyez pas que j’encense Dystopia parce que j’ai leurs 14 cousins arméniens furieux à ma porte, prêts à me péter les genoux si je dis un mot de travers. Comme mère nature sur le Japon, j’aurais été trop heureux d’enfin déverser toute ma haine accumulée lors des nombreuses heures d’écoute de ces musiques amères. Mais non. Mes critiques à propos de Dystopia sont assez succinctes. S’ils ont choisi une structure relativement « simple », un schéma de percus compréhensif et compréhensible, qu’ils titillent et maltraitent sans pour autant tomber dans l’expérimental relou et élitiste (ce qui est plutôt une bonne chose, j’imagine), ça se traduit parfois par quelques longueurs et redondances, étonnamment sur les morceaux les plus courts, comme Harmoniak Balna ou Lexomorray. J’y préfère les morceaux dans lesquels ils lâchent un peu la bride et savent mettre de vraies coupures brumeuses et inquiètes, pour mieux nous ré-infliger leur ligne de percus léchées. Omsk et Core War sont, à ce titre, deux véritables bombes. On y retrouve le côté frontal de Felaröff, et la progression lente sait se terminer en un climax dont on sort avec une impression de satiété. Et puis j’avoue, toute pseudo-objectivité mise de côté, cette espèce de downtempo aux basses puissantes qu’est Core War, ben moi, ça me titille gentiment les poils de bide.
En fait, je vous ai menti. On va quand même répondre à une des trois questions posées en introduction. Oui, foutrement oui, on peut encore faire de l’IDM aujourd’hui. Et on s’en fout si c’est pas du niveau d’Access to Arasaka ou des pères fondateurs. Et j’ai même envie de dire, à l’heure où la webosphère s’émule salement sur un LP pseudo-pirate contenant les chiures du rouquin des Cornouailles, il apparaît même essentiel d’apporter un visage neuf et vierge à ce style, et de prouver ainsi qu’il sait évoluer sans être écrasé par son lourd passé glorieux. Si Dystopia arbore les défauts inhérents aux premiers albums, il regorge de moments de grâce. Les éléments sont savamment dosés, et le bon équilibre est trouvé entre les différentes influences. Les couches ambient sont juste suffisamment présentes pour susciter cette impression de confinement, dont les deux compères prennent plaisir à nous libérer avec des morceaux plus percutants où ils lâchent la sauce (Whore Car, Core War, et Omsk en particulier). Et de toutes façons, cet album a au moins le mérite de nous prouver que l’IDM peut encore être faite avec humilité, avec qualité, avec simplicité.
Dystopia, de trdlx, c’est sorti chez VoxxoV Records, et comme vous ne le trouverez nulle part en téléchargement, va falloir l’acheter. Dur. Je sais. Mais ça vaut toujours mieux que de participer à un kickstarter pour déterrer les brouillons pourris d’Aphex Twin.
Ehoarn
Franchement, je n’ai jamais entendu parler de ces artistes. Je trouve que la musique électronique est très en vogue maintenant. Je pense pourtant que des fois cela casse les oreilles. Il est difficile pour moi d’écouter un morceau jusqu’à la fin. Mais c’est cependant super dans une fête.
Merci pour ce témoignage Laurence. C’est vrai que la musique électronique c’est super pour faire la fête, mais souvent cela dure longtemps alors il faut écouter plusieurs morceaux. Des fois cela casse moins les oreilles que d’autres, alors on s’amuse d’autant plus.