Sa proximité avec des personnes telles Yann Novak ou Richard Chartier, ainsi que leurs labels respectifs Dragon’s Eye Recordings et Line, ne peuvent pas prêter à confusion sur les relations que Robert Crouch entretient avec la musique. C’est d’ailleurs sur ce dernier que A Gradual Accumulation of Ideas Becomes Truth paraît, pérennant des explorations sonores balançant entre microsound et drone, mettant le traitement sonore en abîme et repensant les notions d’enregistrement et de création qui lui sont associé : faire, défaire, et surtout oublier pour refaire différemment. Mais contrairement à beaucoup de sorties de Line, ce qui m’a séduit sur cet album n’est pas l’abstraction extrême, parfois extravagante, de ses sons, mais au contraire un minimalisme étonnamment organique et viscéral, comme le Days de Triac l’avait déjà achevé l’année dernière.
Bien que le concept fondateur de l’opus s’articule autour de l’être factuel d’un objet et de son paraître imaginé et provoqué, on semble invités à travers les cinq longues méditations offertes par l’artiste à repenser la manière de ressentir la musique. Les origines des enregistrements utilisés comme échantillons sonores sont transcendées et provoquent en l’auditeur des sentiments eux aussi mutés, presque surnaturels ; une synesthésie polymorphe se manifeste alors naturellement en nous, nous faisant découvrir les pistes en réalité augmentée. Hohle Fels ou Limbo Town (Croatoan) développent particulièrement bien cette impression de vie tirée du néant, à peine camouflée derrière les immenses strates sonores glissant entre elles à la manière de draps aux textures liquides oscillant dans le vent, utilisant des cousins du bruit blanc qui émuleront leurs lentes respirations. Une fausse impression d’immobilité s’exprime progressivement, comme c’est souvent le cas dans le drone, révélant aux gens attentifs et patients un péristaltisme sonore qui surprendra à chaque écoute par l’apparition perçue de nouveaux éléments, renouvelant l’expérience à travers des sessions a priori prédéfinies et reproductibles.
Ces traits de caractères favorisent l’apparition de sensations inhabituelles, dépassent la simple écoute stéréo initialement imaginée. Ici, les sinusoïdes qui s’enlacent et se fragmentent stimulent les aires visuelles, dessinant dans les esprits tordus des paysages trichromes aux éléments indistincts et aux bordures floues, mais dans lesquels on détecte en plissant un peu ses yeux virtuels un mouvement discret mais constant. Bien que les glitchs discrets ponctuent notre écoute et ont l’air de nous murmurer que tout ceci n’est qu’un délire personnel et qu’il est temps de revenir à la réalité, on ne pourra pas quitter la chaleur audio-vidéo-tactile émergeant de A Gradual Accumulation of Ideas Becomes Truth, en particulier Bellona (Version 0-375-70668-2) et sa minuscule oasis de verdure perdue dans un désert aussi aride qu’accueillant. Le dépaysement est immédiat au lancement de la lecture et persiste sans ciller durant plus d’une heure, où les sens sont exploités d’une manière peu habituelle, ne rendant l’expérience que plus délectable de par sa singularité.
Voir la musique au lieu de seulement l’écouter, ne pas utiliser les sons pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils peuvent encore devenir. Ajoutez n’importe quel suffixe à méta- correspondant à des concepts abscons oscillant autour de réalité et de virtualité, et vous pourrez tenter de résumer (bien trop facilement) cet album selon Robert Crouch. Personnellement, c’est une de ces surprises venant de chez Line qui me pousse inlassablement à revenir vers le label, proposant cette fois une expérience ne sollicitant aucun prérequis afin d’être appréciée pour ce qu’elle est : un voyage au-delà du réel, brouillant les frontières mentales et nous rassurant face à l’inconnu.
Je ne laisserai ici que le lien pour acquérir l’objet minimaliste chez Line, mais si vous aussi ça vous fait chier de payer plus cher en frais de port qu’en musique, vous savez où aller.
Dotflac