On ne présente plus vraiment Aidan Baker, le stakhanoviste de la guitare qui pond l’équivalent de la discographie d’Autechre tous les ans. Son pedigree est long comme le bras, sous son nom propre comme en collab avec plein de gens biens dont on ne citera qu’une partie : Leah Buckareff (Nadja), Andrea Belfi & Erik Skodvin (B/B/S/), thisquietarmy. Autant se dire qu’essayer de suivre le canadien à la trace relève de la prouesse (qu’on ne tentera même pas). Tomas Järmyr, lui, est moins connu de nos services, mais il apparaît après une frêle requête sur vos moteurs de recherche favoris que le petit est quand même responsable de la partie rythmique de Yodok, et surtout de Zu. Rien que ça.
Alors donc, en empoignant fermement ce double skeud nommé Werl (ça se prononce comme ça se vomit), on serait bien en face d’une collision entre deux 36 tonnes lancés sur l’autoroute de Normandie.
Si vous êtes un lecteur de Tartine depuis quelques temps déjà, vous saurez tout l’amour qu’on porte à B/B/S/, et forcément, on ne peut s’empêcher de penser à ce projet, en préambule, en se disant un truc du style « Aidan Baker est fâché avec Belfi ou bien » ? Et puis on flippe un peu d’avoir affaire une espèce de pseudo post-rock vaguement éthéré à morceaux longs, qui ne serait qu’un générique d’un style sans nom qui voit ses représentatifs s’additionner rapidos ces temps-ci.
‘fectivement, on commence à ne plus avoir assez de doigts pour compter les différentes sorties « morceaux longs bruyants à base de guitares et batterie avec parfois une touche de cuivre ». Yodok III, St Francis Duo (Steven O’Malley & Steve Noble), B/B/S/, James Welburn, Stray Dogs, et probablement plein d’autres dont votre humble serviteur reste ignorant.
Mais le doute s’estompe rapidement en lançant la galette. Werl commence doucement, sans anicroche, sans froisser, mais a contrario de B/B/S/ qui s’étire en nappes et volupes brumeuses, Werl s’enfonce vite dans le ressentiment et l’acerbe. La troisième partie vient signer brutalement la mort de l’easy listening. Aidan Baker décolle et l’âpreté devient légion. Tomas Järmyr suit sans vergogne et c’est une oppression digne des meilleurs tonfas fabrication française qui s’installe. On commence à comprendre que les deux cocos sont pas là pour faire dans le sentiment, et la destructuration devient complète à force d’accumulation de couche. L’espace sonore se remplit, plus aucune place ni repos n’est laissé à l’oreille. Tu embarques et tu subis, ou bien tu abandonnes maintenant.
N’empêche que Werl n’est pas chiche. Il sait donner à son client des moments de grâce plus faciles à aborder. A ce titre, cet album est une passerelle essentielle entre des moments sublimes, aux codes plus faciles à appréhender, mais parfaitement amenés et exécutés (IV, V), et des plages beaucoup plus exigeantes, beaucoup plus « expérimentales », poussant le destructuralisme jusqu’à la désagrégation totale (VI), et amenant l’auditeur audacieux à remettre en question ses capacités d’écoute, ses limites, en somme.
Faire une chronique morceau par morceau n’aurait aucun sens pour Werl, d’abord, parce qu’il s’écoute comme deux blocs sans coupures, ensuite, parce qu’il dure une heure et demi, et enfin, parce qu’il s’appréhende en entier, jusqu’à la nausée, ou pas du tout. Werl est une heure et demi de grandiose, de monumental, d’images de collisions stellaires, d’occupation dictatoriale de tout l’espace disponible, il est complètement autosuffisant, et saura vous prendre pour vous mettre de force dans l’état qui lui sied le mieux.
Aidan Baker & Tomas Järmyr portent à bout de bras, jusqu’à l’épuisement, et avec un talent notoire, une œuvre complète, bestiale, puissante. Alors que c’est un exercice qui s’avère de plus en plus difficilement pertinent face à la multiplication de sorties de ce style, Werl s’avère être une œuvre qui dépasse la pertinence pour aller flirter avec l’évidence, voire la perfection. Il en transpire à chaque instant cette impression rare que si « on » était musicien, « on » ne pourrait rien faire différemment pour faire mieux. Et ça, c’est réservé aux grands albums.
Werl est disponible en double CD chez Consouling Sounds. Pas en LP. Parce qu’une heure et demi, c’est trop long.
Ehoarn
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