On a tous connu ce style d’album qu’on semble avoir entendu plein de fois ailleurs, en mieux ou en moins bien. Au bout d’un moment, un genre qu’on explore depuis des années devient de plus en plus lisse, offrant de rares surprises à ceux qui se veulent esthètes aguerris de certaines musiques. Dernièrement et plus que jamais, l’ambient semble attirer de nombreuses jeunes pousses dans ses ailes, et c’est très bien, mais sans vouloir de l’originalité absolue dans le nouveau matériel qui pointe (faut pas se leurrer, y a peu de chances qu’un Aphex Twin, un Autechre ou un Brian Eno modernes pondent une révolution complète des différentes musiques électroniques dans les années à venir), il devient difficile de trouver son bonheur dans l’offre actuelle, et on se retranche souvent vers des valeurs sûres comme Lawrence English, Rafael Anton Irisarri ou William Basinski pour épancher sa soif. Mais ça, c’est en omettant que la musique, et en ce qui me concerne l’ambient en particulier, c’est une affaire de contexte. Le vécu, les émotions de l’instant et les errances fugitives de l’esprit s’invitent parfois dans le quotidien pour remettre en question des idées préconçues, et peuvent donner à une œuvre apparemment anecdotique un sens radicalement opposé dans les circonstances les plus inattendues. Vibrancy en fait partie.
Après une telle accroche, je me vois obligé de vous raconter ma vie, que ça vous plaise ou non. Mais pour faire court, j’ai découvert Vibrancy peu de temps après avoir vécu l’expérience vidéoludique marquante que fut The Witness. On y incarne un personnage qui ne sait pas où il est, ni pourquoi il y est, ni qui il est. Par contre, il peut explorer l’île qui l’accueille et résoudre des puzzles variés, plus ou moins difficiles, qui se présentent dans les différents secteurs du lieu pour tenter d’en résoudre le mystère profond. Ou bien trouver des magnétophones offrant de nombreux points de vue documentés sur des questions existentielles qui retourneront le cerveau. Ou encore, et c’est là que Vibrancy m’est venu à l’esprit très rapidement, parcourir les sentiers battus ou non de ce terrain de jeu improvisé dans une pure démarche contemplative et hédoniste. The Witness a un style artistique unique, luxuriant mais pas détaillé, chatoyant mais jamais déluré. Une épure maximaliste en terme de couleurs et de formes qui invite les curieux à s’y perdre sans jamais le leur demander, et renversera le flux temporel des moins attentifs, et c’est tout le bien qu’on leur souhaite. Bref, faites-vous une idée vous-mêmes si vous êtes intéressés, on est là pour parler de son oui ou merde ?
Car justement, The Witness propose excessivement peu de musique, et c’est là que l’album de Gallery Six intervient si inopinément et si magnifiquement à la fois. Quand les longs fondus en ouverture / fermeture et les quasi-sempiternels enregistrements d’eau qui s’écoule ou qui goutte sont du genre à me faire assez vite voir ailleurs, le contexte de découverte du matériel sonore est crucial. En l’occurrence, les morceaux du nippon m’ont instantanément renvoyé à l’exploration des différentes parties de l’île imaginée par Jonathan Blow, aux proximités géographiques intimes mais aux caractéristiques diamétralement opposées. Une carrière, des marais, une jungle, une serre, un désert, une montagne, un jardin, des grottes : chaque piste m’a évoqué un endroit bien précis grâce à des sonorités marquées, qui se focalisent pourtant en un point de fuite matérialisé autour de l’eau, celle qui transpire de Vibrancy et celle qui entoure l’île supposément à l’infini, mais aussi celui d’une isolation bienfaitrice, retrouvée dans les drones à la rondeur réverbérée à la perfection et dans l’expérience solitaire et introspective du jeu. La synchronisation des deux univers est frappante, les images virtuelles alimentant l’imaginaire du disque, et la musique rehaussant les partis pris artistiques de l’île. Simplicité, spatialisation et ubiquité des nappes synthétiques lancinantes se fondent naturellement dans les paysages pastels qui inondent la rétine durant des journées sans fin. Les deux créations aspirent à une immensité qu’elles peuvent prétendre atteindre en s’associant, leurs propres espaces vides créant des appels d’air qui se répondent silencieusement. On pourra les accoster superficiellement et y trouver notre bonheur, mais des murmures provenant d’interstices invisibles nous exhortent à nous plonger en apnée dans leurs profondeurs afin d’y dénicher des récompenses au-delà de nos espérances.
Voilà comment un inoffensif album d’ambient peut se destiner à bien plus qu’il ne le laisse supposer, et qu’il ne le supposait lui-même. Isolé, Vibrancy est comme l’île avant que le joueur ne s’y perde : finalement assez vide de sens, donnant la sensation d’être mais pas d’exister. Mais quand l’élément perturbateur adéquat se présente, une nouvelle étincelle s’allume, spontanée et magnifique, catalysant l’indicible en exhausteur de tout. N’est-ce pas là la magie de cette musique ?
Le label, c’est Shimmering Moods Records, et pour le disque, c’est juste là.
Dotflac