Bien que souvent éloigné de ses berges par des explorations techno acides trop insistantes, Bedouin Records arrive périodiquement à sortir des bastosses enrichies à d’autres éléments instables auxquelles je ne m’attends pas. Le Esto de Ryo Murakami assez récemment ou le Shift Work d’Imaginary Forces (et ce remix dingue de Roly Porter) il y a un peu plus longtemps sont de parfaits exemples de la versatilité positivable de ce label né aux confins de la péninsule arabique. Vous aurez deviné que la sortie qui nous occupe aujourd’hui prétendra aux mêmes éloges (justifiés ou pas, je vous en laisserai juges) de ma part, et peut-être même plus.
Qu’on l’acte tout de suite pour ne pas laisser planer d’ambiguïté : le grec Constantine Skourlis balance avec Hades la sortie la plus fat de Bedouin Records. Quatre longs torrents de contrastes furieux se fracassant contre les tympans et s’éparpillant en éclats acérés sur l’épiderme en alerte. 48 minutes cavernicoles nées dans l’obscurité des anfractuosités grecques qui se réfléchissent dans des lacs souterrains en ouvrant les portes d’un nouveau multivers insoupçonné. Une musique viscérale inspirée par des drames humains du présent mais semblant également puiser sa puissance et sa cruelle vérité dans un passé qui se répète et un futur presque déterminé. Plus qu’un album d’ambivalences, Hades est un album de simultanéités. Chaque observation de cette œuvre proposera un regard en double obliquité sur ses détails et perdra ses explorateurs dans des méandres en éternelle métamorphose. Ne vous habituez pas trop au socle franc de drone et de dark ambient qui soutient les morceaux, l’imprévisibilité du ressac noisy agrémenté d’incursions instrumentales ligneuses formeront un épais nuage électrostatique qui risque de sérieusement vous chahuter si vous ne surveillez pas les angles morts. On s’invite dans l’intervalle existant entre des miroirs sans fin qui reflètent le vide, et de ce vide atonal naissent fébrilement des mélodies contant les balbutiements effacés d’un monde qui n’est plus qu’une ombre dans les ténèbres. Et quand la nuit atteint son apogée à travers une spatialisation démente (le début de Divide, sérieusement), fracas industriels et reptation électroacoustique abrasive allumeront des étoiles dans une lumière aveuglante et presque douloureuse, en provoquant l’obnubilation immédiate et rédemptrice des sens.
Les titres auront beau faire allusion à l’obscurité, au néant et aux territoires souterrains, le mouvement de l’album s’effectue pourtant irrésistiblement vers une éblouissante surface qui, sans promettre d’être salvatrice, sera porteuse des espoirs les plus légitimes comme des plus insensés. Chaque morceau gratte plus férocement les parois des prisons de calcaire qui contiennent nos esprits, les échos du temps se brisent puis se taisent face à la rage bouillonnante et exponentielle contenue dans leur trame. Emptiness se place là comme un manifeste implacable de tension allant crescendo avec ses cordes bourdonnantes obsédantes : allant d’abord jusqu’à la transfixion cellulaire la plus totale dans un immense cyclone textural, puis se vaporisant en une fraction de seconde dans l’éther pour nous laisser interdits devant une telle maîtrise du sujet, on panse péniblement nos plaies béantes dans des compositions dignes d’un Mohammad en pleine forme. Erebus poursuit ce réhaussement du grain acoustique et invitera même des séquences chorégraphiques rompues pour clôturer Hades sur une explosion paroxysmale au goût de fin ouverte à tous les possibles. De la terre au firmament, de l’ombre à la lumière, de l’immobilité à l’évasion. Ou vice versa ? Ne peut-on pas avoir l’impression que Constantine nous ramène parfois de l’illumination à l’ignorance ? Qu’il nous montre un futur hypothétique dans une hallucination collective ? Que la progression vers la sortie n’est qu’un mouvement relatif stoppé net dans les fractures rythmiques stochastiques ?
La force de Hades se trouve peut-être là, dans la synchronicité de ses narrations, dans la puissance à double sens de ses éruptions de cordes et de l’attrition de ses textures, dans la balance permanente de ses contrastes qui prennent aux tripes. Une expérience grave et terrifiante, mais tout aussi majestueuse et bouleversante, qui creusera des travées insatiables en quiconque s’y plongera et s’y égarera.
Le digital est bien sûr dispo sur le Bandcamp de Bedouin Records, mais vous pourrez aussi vous procurer le vinyle masterisé par Rashad Becker himself chez vos revendeurs préférés (et autant vous dire qu’on vous le conseille).
Dotflac
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