Balancé comme ça, le blaze de Yuji Kondo ne vous évoquera probablement pas grand-chose, à part des origines latéro-orientales qu’on lui rapportera sans grand effort. Son alias Ducerey Ada Nexino fera peut-être naître quelques souvenirs techno distants à certains d’entre vous (pas à moi, en tous cas), mais je suis certain que si je vous dis que l’artiste est un des deux gaziers qui se planque derrière le rare et précieux duo Steven Porter avec son pote Katsunori Sawa, vous vous remémorerez d’un air pensif en vous frottant le menton et en fronçant un peu les sourcils, le missile Superbad paru chez SNTS l’année dernière, entre autres. Avec une paire d’EPs à son actif sous son vrai nom, Yuji Kondo a décidé qu’il était temps de passer à l’étape suivante avec Faces Past, et pas ailleurs que chez lui sur 10 Label.
J’avoue ne pas avoir donné tout de suite à cet album l’attention qu’il méritait. Les premières écoutes parfois distraites ont donné une impression de disparité plutôt rédhibitoire pour le féru de trame narrative que je suis, partant d’un rituel de passage pourtant prometteur dans Vanishing Curvatures pour divaguer entre des paysages souterrains, puis matraquo-psychédéliques, puis dub urbains, puis, puis, puis… Un amalgame certes bien exécuté, mais dont les errances ont vite fait de détourner l’attention ailleurs. Cependant, comme très souvent et comme vous le savez bien, le moment et l’état émotionnel conditionnent grandement la manière d’aborder une œuvre musicale, et c’est durant une phase modérée d’intoxication éthylique nocturne que Faces Past a pu résonner en chaîne là où je ne l’attendais pas. La brume de cerveau transforme rapidement le manque de cohérence apparent en un voyage initiatique introspectif qui mènera notre propre identité face à diverses autres, refoulées dans les recoins hermétiques de l’encéphale comme tout ce que nous n’avons pas choisi d’être mais qui subsiste encore dans l’ombre, telles des rémanences familières d’un potentiel dormant que l’on cherche à réactiver sans garantie de résultat.
Bon, je dois quand même dire que je m’interroge toujours sur la débauche kaléidoscopique de Linger et ses gazouillis passablement crispants après cinq minutes, ou encore sur l’apparente nécessité d’une piste synthétisant le dub-machin ou le deep-bidule dans la majorité des LPs techno (Starved to Death est une plaie encore ouverte), représentés ici tous les deux par Feigning Death, dont on ne peut malgré tout pas nier sans mauvaise foi les qualités intrinsèques, jouant un très bon rôle de charnière entre les deux faces avec sa rythmique déséquilibrée et son atmosphère diaphane aux airs de perte de contrôle progressif dans les limbes du psyché. Chaque morceau possède son propre caractère, ses propres traits, sa propre volonté, et paraît emmener l’auditeur un peu plus en profondeur dans cette expérience de pensées où notre esprit est une feuille de papier origami pliée, dépliée et remaniée invariablement d’une manière différente à chaque itération, camouflant le visible et exhumant l’inconnu. Transition souple entre réalité instable et imaginaire décomplexé dans l’épaisseur suffocante de Juniper Fox, danse avec les lumières ralenties et les habitants aux visages anonymes d’une cité en stase dans Feigning Death, Hacking Reality et Armour to Paper formant un diptyque taillé pour le pétrissage de côtes basses sur un dancefloor épileptique, ou un downtempo écrasant durant le bipolaire Human Chord, piste inattendue à ce stade de l’album, et donc forcément bien vue ; autant de petites différences qui donnent leur force aux lignes fractales macroscopiques de Faces Past. Mais cette tapisserie polychrome à motifs stochastiques partage entre ses parties des racines bien unies, articulées autour de textures poussiéreuses et épidermiques omniprésentes à travers l’écoute ; simulant notre progression difficile dans un espace enfumé à couper au couteau, à la densité et au grain nécessairement étouffants, elles suggèrent aussi leur infiltration et leur grouillement incoercibles sous la peau. Nos identités reniées et immortelles n’ont pour seul objectif que de nous habiter lorsqu’on les frôle, mais dès l’instant où elles pénètrent notre corps, une réaction immunitaire chaotique les repousse violemment au dehors, entretenant un cycle virtuellement éternel de cohabitation impossible et de rejet instinctif. Et sans s’en rendre compte, la voûte fragile qui protégeait nos pérégrinations finit par s’effondrer sur elle-même dans un final aussi libérateur qu’incertain, familier et dissonant.
Voyage intérieur à la rencontre de ces fragments de soi oubliés, révoqués ou isolés, Faces Past présente une diversité de composition surprenante, certes déstabilisante au premier abord, mais justifiée si l’on décide de lui laisser une chance de se déployer entièrement. Doté en plus d’une production absolument impeccable, Yuji Kondo offre cette année le style de surprise qu’on n’attend plus forcément du genre.
Le digital a du retard, mais le LP est déjà disponible depuis plusieurs semaines chez les revendeurs et sur cette page.
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