Yair Elazar Glotman – Compound | Relativité du temps

Le berlinois d’adoption n’est plus à présenter, attirant invariablement notre attention sur tout ce qu’il touche, du meilleur avec KETEV ou son bestial premier solo pour Subtext en 2015 (revu par ici et même par ), au moins bon comme sa collaboration récente avec Mats Erlandsson chez Miasmah. Mais même si son parcours n’est pas immaculé, force est de constater la volonté permanente de l’artiste de repousser les limites de son terrain de jeu et de remettre en question ses acquis. Et après Études où il a repensé sa manière de jouer et d’enregistrer de la contrebasse, il ressort son instrument fétiche avec une idée similaire mais transposée à un trio qu’il forme avec le pianiste nippon Rieko Okuda et le percussionniste Marcello Silvio Busato.

Compound s’articule autour de deux mouvements qui sont deux odes nébuleuses et lunatiques à l’improvisation, deux invitations à se perdre dans la toile étiolée d’un romantisme noir aux reflets d’ocre et d’ambre sur fond d’averse cyclique laissant à peine percer le soleil, avant de réobscurcir inlassablement le ciel en arrière-plan. Les trois musiciens forment ici un orchestre de chambre qui fait de l’ombre son territoire de conquête et de son imprévisibilité son arme insidieuse, envoûtant en silence les âmes flottantes qui observent l’horizon de la fenêtre embuée de leur chambre en espérant naïvement que le paysage figé dans lequel elles survivent quitte son émulation éternelle des premiers jours humides d’automne. Les flammes sans chaleur lèchent l’âtre de la pièce et s’en échappent parfois, décrivant une danse sauvage de la lumière qui se reflétera dans les pupilles de jais immobiles du trio s’activant infatigablement dans nos angles morts, fixant et forçant nos mouvements tels des marionnettistes sortis du purgatoire. Le temps extérieur nous semble dicter le déroulement des pièces, les grêlons frappant en séquences fracturées les cordes de la contrebasse, la pluie et le tonnerre battant frénétiquement les percussions et le vent soufflant ses bourrasques sur les touches du piano en une apparente absence de narration ou de direction.

C’est pourtant bien le contraire qui prend place, l’environnement réagissant précisément à ce qui est bien plus que 44 minutes de musique enregistrée à la volée sans post-production. À la manière d’un Études, Yair Elazar Glotman dévoile tout son savoir-faire se rapportant à l’alchimie du son et pioche d’abord dans la spontanéité de son jeu et de celui de ses partenaires, pour ensuite en tirer une forme de quintessence d’improvisation brute où les rythmes ne sont que des chimères que l’on poursuit en sachant pertinemment que nous ne les caresserons jamais, où les plus belles harmoniques naissent sans le demander et s’évanouissent en catimini dans le néant, où les dynamiques sont soutenues par un vide à pression négative qui se répercute en miroir à nos sens déboussolés et intoxiqués. Les sentiers battus sont habilement camouflés, les erreurs et les coups de folie instrumentaux intimement coulés dans les fondations de Compound sont exacerbés dans une mise en scène précise qui ne veut pas révéler sa véritable identité pour lui préférer un cocon frémissant entre tension et espoir vain de soulagement. Une double identité qu’on devinera au décours des deux faces lors d’un Veil reptilien laissant une éclaircie passer entre ses nuages boursouflés durant une envolée insoupçonnée du piano, mais rejoignant vite le confort de l’obscurité tremblante de Revelate dans une superbe conversation infrasonore entre les toms et la grosse caisse de Busato et les cordes les plus graves de Glotman. Un amalgame de mercure et d’obsidienne infiltre les pores pour obstruer toute projection dans le futur et tout souvenir du passé, afin de nous laisser vivre le même instant présent pour toujours. Comment regretter une décision qu’on ne se souvient pas avoir prise ? Comment avoir peur d’un futur qu’on ne peut même pas attendre ou redouter ? Le trio nous utilise à des fins purement personnelles, mais à la fin, sans savoir que notre existence ne nous appartient plus, on se complaît dans une histoire se répétant indéfiniment, et on finit par trouver son aise en marchant sur un anneau de Möbius.

Retrouvant ses premières amours avec deux artistes évoluant eux aussi dans les milieux musicaux liés à l’improvisation, Yair Elazar Glotman publie un album coulant de source où plus que jamais, le temps est relatif. Depuis combien de temps sommes-nous perdus dans les confortables limbes de Compound ? Il y a fort à parier qu’il y aura autant de réponses que d’auditeurs, et beaucoup de sous-estimations. N’est-ce pas déjà un signe évident de qualité intrinsèque ?

Vinyle, CD et digital, tout est , si vous le voulez.

Dotflac

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