Les présentations des deux bouchers du jour étant déjà faites, je vous propose de ne pas me répéter inutilement et de plonger immédiatement dans ce qui se profile comme l’un des disques essentiels de cette année.
Probablement inspiré en partie par le poème The Second Coming de W. B. Yeats, The Centre Cannot Hold réinterprète sa sombre beauté qui enveloppe le crépuscule de son encre et annonce une scission majeure imminente du monde tel qu’on le connait. On pourrait l’imaginer sans soucis comme une illustration de l’actualité incertaine, mais on y devine cependant des intentions bien plus personnelles sous la forme d’une catharsis déchaînée, le combat d’un homme contre des traumatismes indélébiles en passe d’exploser son identité. On est transportés dans un volume réduit aux parois constituées de miroirs malmenées par des compositions indomptables, et on sait pertinemment que révéler le moindre signe de faiblesse fera éclater les glaces en shrapnels acérés, dont le seul but sera de nous écorcher profondément la chair en nous reflétant notre propre incapacité à résister au poids du passé dans un dernier soupçon d’ironie. Un test d’aptitude intransigeant qui demandera à sa victime de s’élever et de dépasser le soleil en évitant de se brûler ses ailes de cire sur ses éruptions stochastiques, promettant la félicité après la douleur et la sérénité par-delà l’adversité. Le point de rupture rôde comme un prédateur nocturne autour de sa proie affaiblie, seulement protégée par une timide flamme de vie au bord de l’asphyxie, et la stabilité de nos pensées s’apparente à un funambule hésitant à s’abandonner au vide qu’il a passé sa vie à défier, comme un ultime pied de nez à sa propre existence. Mais si tout s’écroule inéluctablement car le centre ne peut pas tenir, pourrions-nous apprécier cet album ? Quel intérêt aurait un être volage à s’investir dans un funeste déterminisme ?
C’est là que The Centre Cannot Hold excelle : comme Lawrence English nous l’a démontré en février, l’ambivalence est un fabuleux berceau de création, et on se soulève en puisant notre énergie dans la chaleur des teintes du soleil, l’amour maternel inconditionnel et les berceuses rassurantes de notre jeunesse ingénue. Les falaises de contrastes parées de piques dissonantes ont beau nous chahuter durant 50 minutes, on discerne au-delà des nuages noirs qui nous surplombent une intarissable rage de vivre et de survivre dans des mélodies évoquant l’innocence de l’enfance se fracassant à corps perdu contre le pessimisme et le cynisme bouillonnants ; on relève le regard vers les cieux et on s’en souvient l’œil brillant, on serre alors les dents et bande les muscles en luttant contre les assauts de ces mémoires qui agissent comme des virus exotiques colonisant leur hôte et se moquant superbement de mourir s’ils l’emportent avec eux de l’autre côté du voile. On résiste aux lames de fond successives de Threshold of Faith en reprenant patiemment de l’oxygène à chaque ressac ; on esquive les coups de hachoir acharnés à la jugulaire de l’extraordinaire A Sharp Blow in Passing jusqu’à ce que l’aube nous caresse après 3 minutes et nous fasse renaître en un majestueux phénix embrasant l’horizon que rien ne peut stopper ; on subit les estocs des cordes moqueuses d’Ionia avant de laisser l’énergie accumulée aveugler l’ennemi en une danse viscérale alimentée par nos plus beaux espoirs mais catalysée et décuplée par nos plus grandes désillusions (non mais la partie à 4:46 quoi) ; l’affrontement final durant Entropy in Blue oublie intelligemment de terminer l’album sur une phase ambient éculée et se permet même de nous feinter dans un break insondable et lacrymal en milieu de piste, pour mieux resurgir des abysses en une conclusion cataclysmique épique sur fond de tempête d’électricité à la puissance surnaturelle.
The Centre Cannot Hold brûle profondément le public qui sera assez courageux pour s’y lancer, mais son apparente volonté de détruire n’est qu’une intelligente façade pour allumer dans nos cœurs un incendie sauvage de vie, puis persuader les résignés à se battre contre l’inertie et à s’insurger contre le fatalisme. L’apparent bassin de destruction qu’il représente recouvre en fait le bouillon d’espoir dans lequel il veut que l’on y découvre de quoi nous défendre face à nos démons, mais souhaite surtout qu’on leur rende les coups sans pitié avec les armes qu’on y forgera. Ayant vraisemblablement trouvé en Steve Albini le souffle de fraîcheur rêvé pour remettre la main sur ses meilleures inspirations, Ben Frost présente ici une magistrale théorie du traumatisme et de ses résolutions que l’on verra sans aucun doute apparaître dans les nombreuses listes de fin d’année que vous affectionnez tant.
On regrettera juste que l’artwork ne soit pas du même niveau que l’EP Threshold of Faith, mais bon, faut pas juger un livre à sa couverture, donc achetez-vous d’urgence l’album là en vinyle, CD et digital.
Dotflac
pourquoi devrait on se cogner une telle horreur? Autant ecouter un truc sympa comme un album de Sly & Robbie en Dub