Autant j’ai toujours été ébloui par la singulière spatialisation du son de James Clements et son utilisation millimétrée à notre insu sur ses excellents albums ambient parus chez Silent Season depuis 2013 (en particulier Time Heals All, cœurs avec les doigts), autant je n’ai jamais réussi à m’accrocher à son autre facette rythmée qu’il développe volontiers depuis des années, parmi d’autres, entre la sous-division Red Label de Samurai, son propre label Auxiliary ou encore le tout jeune Horo (responsable entre autres de l’inégal mais néanmoins très prometteur projet Pact Infernal et son disque Infernality l’année dernière). On y retrouve toutes les qualités du sculpteur sonore qu’est ASC, mais y a rien à faire, je m’ennuie et retourne invariablement vers ses éditions ambient pour regagner une certaine zone de confort. Mais ça, c’était avant le Astral Projection qu’il nous balance en triple LP chez Horo également, me réconciliant peut-être avec son alter ego dont je n’attendais plus rien depuis longtemps.
Il y a là une magie acoustique qui fonctionne parfaitement, me laissant m’évader avec légèreté et confiance dans les espaces sans frontière comme j’en ai déjà l’habitude avec « mon » type d’ASC, mais les rythmes se posent là en équilibre comme des balises m’invitant sans m’y forcer à suivre un chemin que l’anglais trace sans trop le formaliser. Peut-être que les fluctuations permanentes de climats émotionnels, allant en fonction du morceau et pas forcément dans cet ordre de la détermination à l’incertitude, suggérant la transe et la stase, illustrant le réveil matinal autant que le chant du cygne crépusculaire sont au moins en partie responsable de l’enthousiasme global qui résulte de l’écoute de ces, quand même, 75 minutes de musique. L’expertise d’ASC en terme de modelage sonore se cristallise ici dans une ouverture de la scène vers un cosmos que l’artiste lui-même ne comprend pas, mais tente d’interpréter humblement dans une distorsion arrangée de la réalité, telle une expérience de pensée exotique aux issues inconnues mais étrangement séduisante. Associez cela à l’utilisation quasi-systématique de rythmes inhabituels se dédoublant parfois sans prévenir, laissant derrière eux la rigidité du 4×4 kilométrique pour lui préférer la fluidité propre aux mesures ternaires, et vous obtenez un album de techno douce et évocatrice juste ce qu’il faut pour élever l’esprit en strates hypodenses.
L’œuvre semble dessiner l’histoire d’une éclipse solaire totale caressant l’horizon d’un désert, observée au-dessus d’une oasis dressée comme un dernier rempart de vie face à l’hostilité minérale qui la cerne entièrement. Un évènement qui, selon son observateur, sera vécu comme l’annonce imminente des pires augures ou bien un miracle astronomique et une conjoncture unique pour se soustraire virtuellement et momentanément à la réalité. Le temps ralentit avec mesure, séparant les moindres bruits les uns des autres, individualisant chaque rayon de couleur de son origine immaculée, fragmentant le temps en parties indivisibles jusqu’à ce qu’on puisse ressentir la vibration de chaque atome dans nos tripes. L’eau s’arrête de tomber, le jour revient en arrière, la faune se tait humblement pour respecter le moment d’éternité qui frappe à nos portes. Le climax d’Astral Projection prend place durant l’immense Plasma Waves, en un lent et lourd pas évoquant la beauté et le feu divin de l’anneau de diamant qui précède d’un instant l’occultation complète du soleil par la lune. Un siècle passe à chaque seconde, les volutes de plasma lèchent la surface du satellite en une chorégraphie improvisée, les harmonies très orientales qui nous accompagnent en fond renforcent le sentiment de dépaysement qui nous transporte en terres perses avec les odeurs et les couleurs chaudes qui les constituent. Et sans s’en rendre compte, on s’échappe de l’attraction terrestre dans Lost Transmission et ses percussions venues d’ailleurs elles aussi, près à abandonner nos racines terrestres pour se convertir à un firmament rêvé qui n’est pourtant qu’une projection de l’optique et de l’esprit.
Abandonner une réalité parfois sévère pour une ascension qu’on sait pourtant pertinemment éphémère, tel est le choix que nous propose Astral Projection. Est-il si nécessaire de s’ancrer à sa petite réalité, ou bien n’est-ce pas là le sel de l’aventure que de rendre notre cadre d’existence élastique et d’en subir les éventuelles conséquences ultérieures, tout ça pour un fix d’endorphines ? Malgré les inévitables pistes dispensables qui parasitent presque chaque album dépassant les dix titres (surtout le trop lisse et conventionnel Kirkwood Gaps), ASC nous montre un chemin évident vers un ailleurs qui arrive enfin à mêler son sens du rythme et du sound design et son imaginaire insondable qu’il dispensait avec brio dans ses essais sans tempo. À vous de décider s’il vaut la peine d’être parcouru (spoil : vous pouvez essayer les yeux fermés).
Joli triple LP de trois couleurs différentes ou digital ici, chez Horo.
Dotflac
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