On a tous dans nos audiothèques ces petits projets musicaux qui nous tiennent particulièrement à cœur, ceux dont on revient irrémédiablement vers les travaux antérieurs, ceux dont on attend chaque nouvelle itération avec fidélité, ceux qui nous rendent fébriles et nous donnent les mains moites quand l’annonce d’un prochain album se matérialise enfin. Je compte parmi ceux-là Matter, l’instance techno râpeuse de l’italien Fabrizio Matrone qui s’enracine profondément dans les sols houilleux de la musique industrielle et rhythmic noise. Découvert avec un cran de retard fin 2015 grâce à la grosse bombe sale Paroxysmal et validé après l’écoute du précédent Biorhexistasy, tous les deux sur Kvitnu, l’artiste fait preuve d’une savante alchimie entre les genres sus-cités et produit de la patate de forain à la chaîne qu’on prend plaisir à subir. Violente dans la forme mais intimement peaufinée à la roche basaltique tranchante, l’œuvre de Matter mériterait de sortir d’une confidentialité qui la caractérise depuis ses débuts. L’occasion lui en sera peut-être donnée grâce à ce Primitive Forms qui sort sur la es-war-einmal (mais suscitant toujours la curiosité) référence industrielle et technoïde germanique Ant-Zen.
Matter délaisse aujourd’hui les territoires des rythmes pachydermiques pour passer au tempo supérieur, accouchant d’une créature techno qui fout sans pitié des coups de tonfa dans les tibias et vous inflige des clés de bras jusqu’à luxer l’épaule. On passera rarement sous la barre des 100 bpm, et on pourra dès lors se lancer dans l’éternel débat qu’un projectile lent sera toujours plus efficace et plus destructeur. Mais si j’évacue ce détail tout de suite, c’est précisément parce que cette orientation dans la composition est loin de rendre le produit fini sans intérêt. Dépeignant un autre sale gosse qu’auraient pu avoir ensemble Kerridge et Fausten, et dont le parrain asocial un peu distant porterait le nom de Pan Sonic, Primitive Forms s’inspire d’un atlas sur les fossiles venant du sud de la Téthys, océan issu de la scission des continents après la Pangée. Une façon de mettre en perspective l’âge canonique de ces fossiles et l’incroyable complexité et capacité d’adaptation dont leur anatomie faisaient déjà part il y a 200 millions d’années. Pour y voir en miroir la manière dont de la pseudo-techno kilométrique mutée en expéditions punitives bruitistes peut toujours être d’actualité en 2018 ?
J’imagine en tous cas bien ce Primitive Forms comme la suite directe de Paroxysmal, où l’on venait alors faire une promenade de santé sur les berges du lac Karatchaï. On se baigne toujours dans une musique excessivement (mais volontairement) sale, aux paysages sonores toxiques, aux textures analogiques radioactives. Mais on est aujourd’hui curieux de creuser ces terres contaminées pour savoir ce qu’elles cachent dans leurs entrailles interdites au commun des mortels ; quitte à claquer en se décomposant de l’intérieur, autant le faire avec panache. On prend sa pelle pour l’embrocher avec véhémence dans les strates d’isotopes instables d’un environnement stérile, puis on évacue les kilos de scories de métaux lourds jusqu’à raboter l’écorce terrestre avant d’être enseveli sous le grouillement incessant des basses fréquences de Fossil. On s’échoue alors dans une caverne aux parois constituées de fractales de fossiles en mouvement perpétuel, une mosaïque impossible, intimidante, répugnante et pourtant étrangement captivante qui va nous accueillir dans une frénésie hallucinatoire que seul les kicks martiaux dirigeront de bout en bout. Des milliers d’yeux aux couleurs nacrées oscillent et tournent dans leurs orbites humides, avides de pouvoir hypnotiser une proie inconsciente après des éternités dans le silence et le noir complets. Les bruits de fond se métamorphosent en trames rythmiques soutenues, les pierres de lave nous écorchent les pieds alors même qu’on ne peut plus arrêter la techno corporelle de Matter de nous faire frapper le sol sans retenue, les textures abrasives pénètrent la cochlée et deviennent éventuellement une nécessité masochiste ; sérieusement, Range quoi. Salade de poutres sur lit de plomb en fusion.
Petit pincement au cœur quand même quand on s’imagine les morceaux entre 80 et 90 bpm (avec un retour aux sources pour une prochaine fois ?), certes. Petit reproche sur la piste finale et sa saveur très conventionnelle dans un album qui fait quand même mal comme on l’aime autrement aussi, rappelant Orphx mais pas au meilleur de sa forme. J’avais aussi une préférence pour le mastering de Cedrik Fermont sur les précédents albums, optimisant la puissance de frappe sans jamais sacrifier la dynamique. Mais attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : Primitive Forms est une nouvelle réussite dans le palmarès de l’italien, faisant partie de ces personnages qui persistent à faire vivre des genres souvent décrits (à raison) comme surponcés mais dont on arrive encore, de temps à autre, à trouver un échantillon condensé qui nous prouve qu’on a raison de ne pas cesser d’y croire. Matter, c’est toujours fat, c’est toujours jouissif, et c’est toujours à déconseiller aux voisins un peu sensibles.
CD et digital chez Ant-Zen dès mardi (à moins que vous ne décidiez d’acheter les trois morceaux filés en exclu sur notre Bandcamp par l’artiste et le label pour pas moins de 1.000 €).
Dotflac
1 commentaire