Bon débarras 2020

Vous avez peut-être remarqué que 2020, c’était pas une année particulièrement agréable. Pire encore, le rythme de publication tartinien s’est effondré presque autant que les chances de survie du monde de la culture après le passage d’une crise sanitaire, avec le nombre absolument hallucinant d’une chronique (ndlr : un peu plus depuis un regain de motivation pour faire du rattrapage 2020) et d’un entretien en un an. On a eu d’autres trucs à faire. Mais bon, même si l’ambiance crépusculaire de ces derniers mois imprime une sensation de stase temporelle, le monde continue malgré tout d’avancer. C’est d’ailleurs pour cette raison que pour la première fois de l’histoire de Tartine de Contrebasse, le traditionnel pot-pourri que l’on vous offre est un article personnel réalisé à deux mains, les autres piliers de cette belle aventure webzinaire voguant désormais vers des objectifs situés ailleurs qu’un rempart émoussé du bon goût musical (à prendre avec ironie (pas vraiment en fait (pensez-en ce que vous voulez))).

Tant qu’à faire, autant utiliser ce paragraphe introductif pour faire un petit pseudo-éditorial, tout du moins une mise au point des futurs projets de ce site. Vous aurez notamment remarqué, pour les plus fidèles, que la présentation de Tartine a changé, pour le pire. La faute à WordPress, qui a décidé que le thème et la mise en page associée qui nous convenait depuis longtemps étaient archaïques. Ça a globalement foutu le bordel, c’est pas aussi sympa qu’avant à parcourir, et encore moins à fouiner. C’est donc l’occasion de mettre un coup de neuf à Tartine de Contrebasse : comprenez là de garder les fondations les plus profondes de son âme, à savoir la substance sous forme de chroniques/entretiens/articles divers et variés avec un ton toujours foncièrement indépendant des sentiers battus, mais de changer de système de gestion de contenu et d’hébergeur pour proposer un site à la forme nouvelle, et surtout plus malléable pour vous faire profiter d’une navigation simple, agréable et sobre. Tout un programme. La seule incertitude, c’est le moment où cette nouvelle mouture de Tartine de Contrebasse verra le jour, parce que faire un back-up propre de tout ce qu’il y a à garder en publications pour le remettre en ligne, c’est un travail titanesque qui va mettre pas loin de dix ans, d’après mes estimations les plus optimistes. Mais ce moment viendra, soyez-en sûrs, et il y a en coulisse une équipe technique très motivée pour tenter de donner la vie aux idées impossibles de ce qu’il reste de la rédaction (vraiment plus grand-monde). Il se murmure même qu’une version en anglais pourrait voir le jour, à condition de découvrir entre temps un moyen de prolonger la vie. On verra.

En attendant, je vous propose de quoi vous rassasier un peu, avec une année musicale paradoxalement riche, qui aura vu les milieux dans lesquels on évolue habituellement se débattre comme jamais pour survivre, et offrir en contrepartie des expériences placées sous le signe de l’expiation tant souhaitée après ces nombreuses semaines de troglodysme contraint. Voici donc mon pot-pourri 2020, sans aucune autre forme de vérité du bon goût que la mienne, mais je vous la partage pour peut-être vous faire découvrir des objets passés sous le seuil de votre radar.

Bon débarras, 2020. Et bienvenue, 2021 ?

24/01 Aquarian – The Snake That Eats Itself [Bedouin Records]

Aux confins du breakbeat, de la bass music et de presque tout ce qui se situe entre les deux, une moitié des bousculeurs AQXDM (qui a déjà publié deux EPs très sévères chez Bedouin Records et Houndstooth) sort un objet qui rappelle toute l’affection qu’on a pu avoir un jour pour la jungle et ses dérivés, mais n’oublie pas de rester dans son temps en s’appropriant la précision et l’humilité nécessaires pour se donner une chance d’être pertinent en 2020. Inspiré par les sons et les visions d’un projet de démolition et de reconstruction à côté de son appartement, Aquarian propose une friche industrielle alimentée par l’asymétrie et l’instabilité de l’existence. Les réverbérations calculées dans le vide répondent aux appels d’air laissés derrière des cauchemars en construction, mais n’oublient pas que la conséquence naturelle et indispensable à ces peurs primordiales est une explosion de vie non-maîtrisée, avec toutes ses appréhensions et ses possibilités ; les deux dernières minutes de Blood Sugar vous expliqueront toujours mieux que des mots ce que je cherche à vous dire.

06/03 Temp-Illusion – Pend [Zabte Sote]

Sombre, lourd et fracturé dans sa première écoute, mais avec un travail de fond détaillé et un propos qui correspond sans accroc au sujet abordé des médias et de leur pouvoir de communication et de modification de la perception, Pend mixe avec brio l’intrication sonore que j’aime encore dans certains genres musicaux qui appartiennent plus au passé qu’au présent, et les compositions à écouter à travers un casque de chantier pour éviter de se blesser trop rapidement. On est initialement saturé par la quantité d’informations soutenues par des fonds rythmiques ronds et pesants, noyé par l’inclinaison fermement bass du design sonore, mais insister permet de s’immiscer entre les lignes de ce qu’on nous présente pour y découvrir un contenu riche plus proche d’une vérité étouffée, dans la lignée de ce que le duo iranien a déjà produit l’année dernière. C’est fat, c’est jouissif, c’est efficace. Que voulez-vous de plus ?

20/03 Dadub – A Sun Called Moon [Ohm Resistance]

A Sun Called Moon est une des rares instances où j’aurai préféré un EP à un LP. Là où Hypersynchron pouvait traîner en longueur dans des recoins un peu trop faciles qui se rapprochent du dark ambient ennuyeux (avec quand même une oreille sans pareille pour la texture qui salit les pavillons comme on aime), la sortie qui l’a précédé condense impeccablement tout le dub infecté à la bass music qui tâche de Dadub. Ça tabasse dans les lombaires sans retenue, ne laisse que de rares moments de souffle pour mieux prendre en traître en lâchant un crochet à hauteur du foie et couper la respiration en territoires anoxiques. On a envie de rejoindre le confort de l’obscurité pour s’y cacher temporairement, sans réaliser que l’on vient de creuser sa propre tombe pour se faire terminer par les rythmes ritualistiques incessants de l’ironiquement nommé It Was Too Soon, conjurant l’esprit dans une prison dont seuls les deux italiens semblent posséder la clé.

20/03 Ian William Craig – Red Sun Through Smoke [130701]

Comme dit un peu plus haut, rien de tel que de la bande magnétique pour que je meure d’épectase. Ian William Craig offre cette année un travail très intime, plutôt en marge des missiles qu’il nous a offert jusque là. Influencé par des évènements dramatiques (les incendies dévastateurs au Canada, la démence et la mort de son grand-père, l’arrêt cardio-respiratoire d’un client dans un bar, plutôt lourd), il dessine avec Red Sun Through Smoke un opus plus personnel et contenu que par le passé, essentiellement articulé autour du piano présent dans la maison de son grand-père. Un travail plus contenu donc, où la spontanéité et la mesure laissent transparaître encore plus d’émotions, dans des pistes brutes s’affranchissant de beaucoup d’éléments habituellement croisés dans les travaux de l’artiste, mais autorisant de fait une sincérité accrue, entre textes touchants semi-improvisés, mélodies crucifiant le cœur et altération magnétique qui fait écho tant à la distorsion mémorielle de son grand-père qu’aux cieux agités et embrasés où la lumière peine à filtrer. La catharsis de la perte et du désespoir laisse régulièrement place à de magnifiques fugues en territoires étrangement insouciants, dans une osmose en nuances de rouge et de gris qui nous entraîne dans une spirale où le cœur parle sans écran, avec cette perspective toujours finement présente que de traverser les plus grands tumultes de l’existence est le moyen d’atteindre la sérénité la plus absolue.

27/03 Giulio Aldinucci – Shards of Distant Times [Karlrecords]

Je fais l’éloge de Giulio Aldinucci depuis quelques temps déjà, et vous retrouverez sur le site quelques chroniques qui vous expliqueront en long et en large pourquoi. Mais juste pour résumer, je dirais que sa sensibilité à faire cohabiter une attrition sonore mesurée et des échos sacrés avec une fascination évidente pour les lieux de culte, en particulier les chœurs, sont ce qui le rend si singulier dans un macrocosme où il est définitivement difficile de tirer son épingle du jeu. Pari encore réussi avec Shards of Distant Times, qui poursuit pour moi le point de départ physique toujours fixé par l’humain se débattant dans des architectures sacrées, mais surtout la transformation de ses prières, de ses plaintes et de ses espoirs les plus improbables en un magma liturgique qui transfixe les dimensions. Au-delà même de ce qu’il a déjà produit comme tuerie pour Karlrecords, on détaille ici les limites de la perception et de la réalité ; jusqu’où croyons-nous que nos paroles seront portées et entendues ? N’attendons-nous pas tellement une réponse dans l’agitation perpétuelle de nos existences que nous sommes prêts à en deviner une dans des bruits de fond qui se muent de manière illusoire en mots ? Libre à vous de vous faire votre propre idée en pénétrant le dernier-né de l’italien, toujours pertinent dans ce qu’il a à nous offrir.

27/03 Igorrr – Spirituality and Distortion [Metal Blade Records]

Je ne sais pas si on a encore réellement quelque chose à dire d’Igorrr qu’on n’a pas encore dit, mais il serait malhonnête de ne pas le citer dans ce pot-pourri. Pour ce second album chez Metal Blade Records, on retrouve toujours le melting-pot improbable de tous les genres et toutes les sonorités auxquelles vous pourriez penser, on croise les partenaires de crime habituels qui donnent sa profondeur à l’univers pandémoniaque de Gautier Serre, mais on peut surtout y ajouter de régulières digressions orientales qui satellisent ce projet en zones (encore plus) imprévisibles et un niveau d’attention au détail qui renversent ce que je connais déjà du gus. Ça sonne comme du gros nawak improvisé, et pourtant, retirez un hurlement ou une note d’accordéon, et tout s’effondre. Je ne m’en lasse décidément pas.

24/04 Automatisme – Alter- [Mille Plateaux / Force Inc.]

J’aurais pu m’arrêter au dossier de presse, qui est l’un des rares à surpasser la pédanterie de celui du Continuum de Paul Jebanasam. Heureusement, la curiosité provoquée par l’annonce d’une renaissance de ce bon vieux Mille Plateaux a été plus forte. Ce bastion originel du clicks and cuts et de certaines franges glitchées de nos musiques préférées est quand même un essentiel vers le tournant du troisième millénaire, et les sons fracturés sont là poussés dans leurs retranchements par Automatisme. Réparti en pistes à structures rythmiques déconstruites qui me rappelleront un peu l’abstraction entêtante de Second Woman, et d’autres prenant la forme d’océans de stimuli cérébraux qui soustraient l’esprit à l’espace et au temps, Alter- jongle habilement entre deux faces d’une même pièce, forgée dans la musique générative et les limites de la MAO. Un travail à la vitesse et au volume variables, où les silhouettes tordues et les couleurs éblouissantes forment un simulacre hyperesthésique de la réalité, et s’effondre avec grâce sur lui-même dans un déluge fréquentiel pour se recalibrer avec notre environnement en vagues niveaux de gris.

01/05 Federico Durand – Alba [12k]

Eh oui, ça arrive toujours à 12k de sortir des trucs intéressants de temps en temps, même en 2020. L’année dernière, on a eu droit au splendide Break par Corey Fuller, et là, c’est à Federico Durand d’exercer sa magie électronique pour nous ramener en enfance. Sons du quotidien et instruments du passé se métamorphosent en reliques d’un temps qu’on n’est jamais certains d’avoir vécu, à travers l’effilochage des bandes magnétiques (toujours). Il se dégage d’Alba une innocence et une spontanéité que seuls les êtres à l’aube relative de leurs vies connaissent encore, et le son propre aux boucles qui se dégradent dépose à travers sa chaleur et ses mélopées oniriques une quantité phénoménale d’amour et de bienveillance dans nos berceaux ; une petite part de tristesse aussi, mais ce n’est que la vie. La traduction sonore d’une chute de neige débutante, où l’on observe avec grande attention les moindres détails géométriques d’un flocon, sa chorégraphie ralentie par l’air et les variations de température jusqu’à toucher le sol et se dissoudre dans le néant. Toute chose à une fin, et Alba nous appelle à apprécier la beauté quand elle se présente à nous, sans se perdre dans les méandres du temps et de ses attentes.

11/05 Ikuko Morozumi – Dougga [Self-released]

Vous vous êtes déjà demandés quel genre de musique pouvaient produire des androïdes dans l’optique de réaliser des rituels de passage à l’âge adulte ? Ça ressemblerait probablement à Dougga, avec ses percussions fracturées et titubantes, et pourtant fermement ancrées dans un paradigme tourné vers l’avant. Ça glitche, ça met des mornifles sans jamais s’arrêter, et en tendant un peu l’oreille, on peut entendre les conversations artificielles entre les intelligences tout aussi artificielles, en train de se décider sur le destin à nous octroyer pour transcender nos visions archaïques des cérémonies spirituelles.

22/05 Rafael Anton Irisarri – Peripeteia [Dais Records]

Ma première approche de Peripeteia m’a laissé le cul entre deux chaises, avec cette sensation que ce dernier travail de Rafael Anton Irisarri versait un peu trop dans le pathos, bien qu’il ne trahit pas ses méthodes de composition devenues une marque de fabrique depuis longtemps. Plus habitué à entendre ses histoires contant l’absorption personnelle d’un monde de plus en plus difficile à concevoir plutôt qu’une expression individuelle vers l’extérieur, j’ai failli être déçu. Mais quand je suis arrivé à Fright and Control, retourné par ses basses fréquences sismiques et sa menace qui plane comme un bombardier qui arrive au-dessus d’un écran de fumée, j’ai eu la sensation que ce qui a précédé n’était qu’une préparation à la confrontation. Une histoire tourmentée qui commence au zénith d’une aventure et se conclut dans un crépuscule incendiaire, afin de nous laisser le choix de son issue dans une nuit dégagée par une brise salutaire, ou teintée de l’écarlate d’un conflit qui se dévoile en point de fuite.

16/06 Alva Noto – Xerrox Vol.4 [Noton]

Plus récent chapitre d’une collection qui en comptera cinq, ce quatrième Xerrox continue l’exploration du passionnant sujet qu’est la copie répétée de matériels originaux et les imperfections inhérentes à ce procédé, transformant lesdites copies en nouveaux originaux. On prolonge aujourd’hui le virage qui a été pris par le troisième volume et son approche moins grésillante mais plus harmonique du son, avec un Xerrox Vol.4 qui s’étend dans un univers encore plus dilaté, chaleureux et moelleux que jamais. L’imaginaire suggéré semble rejoindre les paysages mi-cosmiques, mi-aquatiques du magistral Unieqav, avec des pads ambient et des mélodies astrales se liquéfiant au contact de nos tympans, mais nous emportant dans des espaces immenses, perdus à quelque part entre les couches supérieures de l’atmosphère terrestre qui nous font rêver d’aller encore plus loin. Confortable sans jamais être chiant, grâce à la présence discrète mais permanente d’aspérités électroniques comme seul Carsten Nicolai en a le secret, Xerrox Vol.4 donne plus que jamais envie d’atteindre la finalité d’un voyage entamé il y a treize ans, afin de pouvoir enfin l’apprécier dans son intégralité et réaliser que sa cohérence n’a d’égal que la variété des détours pris au cours de son avancée.

26/06 Bérangère Maximin – Land of Waves [Karlrecords]

Land of Waves, c’est une jungle cybernétique où le vivant et le cauchemardé entrent en collision pour créer un macrocosme vu à travers un kaléidoscope, après avoir pris préalablement quelques pétroles pâtissiers titrant plus que du vin. Les formes, les couleurs, les sons, les odeurs se métamorphosent, se mélangent puis se dissocient cycliquement et indéfiniment dans une danse macabre exécutée en une illustration électroacoustique d’un rêve fébrile. La folie dissimulée de Valerio Tricoli ne semble jamais très loin, et c’est avec plaisir qu’on replonge dans le terrier du lapin pour le trouver, lui tordre le coup et l’enterrer tel un fossoyeur de la santé mentale déséquilibrée. Une expérience pansensorielle brouillant les frontières du réel, du trafiqué et de l’imaginé qui conforte Bérangère Maximin, comme si c’était encore nécessaire, comme une virtuose du tricotage de sons qui vrillent les neurones.

24/07 André Bratten – Silvester [Smalltown Supersound]

Je vous invite premièrement à lire le texte accompagnant la sortie de Silvester pour vous imprégner des anecdotes liées à son inception. Ensuite, vous écouterez Silvester Anfang, version originale, pour vous imprégner de la folie percussive du titre crée par Conrad Schnitzler pour les black metalleux norvégiens de Mayhem, en 1987. Vous pourrez enfin lancer Silvester d’André Bratten, 51 minutes telluriques presque uniquement créées à partir des 120 secondes du morceau original. N’ayez pas peur si vous vous sentez perdu, c’est exactement ce que Bratten veut. Difficile de n’évoquer qu’un travail de remix ou de rework, tant les visions sont ici différentes : Silvester, c’est un désert industriel après l’élimination systématique de tous les humains qui ont pu y fouler les pieds un jour. Un paysage désolé où les contrastes brûlent la rétine, où l’absence de vie fait entendre la lave en fusion froide qui coule directement sous vos pieds, vous contamine la moindre cellule de votre corps en un cri d’horreur et d’impuissance. C’est glacial comme la toundra, toxique comme Mayak et sombre comme des surfaces peintes en vantablack. L’impression d’avoir une présence sombre au-dessus de l’épaule dès qu’on regarde ailleurs est omniprésente, et se cristallise particulièrement dans la paranoïa anoxique d’un Untitled 2 dantesque, où les lames de fond agitées sous nos pieds se transforment en une crise d’hystérie irrépressible. Une des curiosités les plus puissantes de cette année, impeccable pour se dégager les sinus sur système ouvert bien soutenu.

13/08 Balatron – Iðavöllur [YUKU]

YUKU, c’est un de mes derniers plaisirs coupables. Maintenant que MethLab Recordings a atteint le bout de son chemin, il fallait se trouver une nouvelle maison pour les envies soudaines de drum’n’bass qualitative, et c’est non sans une certaine consanguinité plus que suspecte que ce label tchèque a vu le jour à point nommé. J’aurais tout aussi bien pu citer le dernier Machinecode ou le futur Current Value comme bases solides pour un nouveau venu dans le d’n’b-jeu, mais j’ai choisi Iðavöllur, parce que. Succession impitoyable de jumpers bradycardiques à contretemps, de lignes de basses infectées absolument jouissives et de bons vieux drops bien scandaleux, difficile de résister à l’envie de bouger son boule, malgré tous les préjugés qu’on peut avoir sur un genre musical aux postures incertaines, voire aux impostures certaines. N’empêche que de temps en temps, faut se faire plaisir au risque de déplaire, et Balatron nous sert de quoi nous sustenter largement pour regarder les haineux nous haïr. Mention spéciale aux pochettes et aux éditions physiques de toute beauté.

20/08 Secret Pyramid – Embers [Geographic North]

Secret bien gardé de l’ambient qui retourne les émotions sans effort, Amir Abbey produit probablement avec Embers le travail le plus épuré de sa carrière. Minimaliste dans son approche compositionnelle, il transmet en six chapitres les mouvements internes les plus profonds et les plus vrais auxquels tout un chacun peut s’identifier. Certains traits évoqueront une bande-son attribuée à des films de science-fiction rétrogrades, et en effet, on se sentira souvent perdu face à une immensité de nature inconnue et potentiellement hostile, mais les cordes sensibles sont vite frottées pour éveiller nos ressentis enfouis loin dans nos recoins hypothalamiques, dans quelques embardées lacrymales à l’image de Flares, qui tutoie des sommets de beauté avec sa mélodie stochastique au bord de l’apoptose. Des larmes dans l’averse, qui se diluent sans jamais être oubliées.

20/08 Tape Loop Orchestra – Becoming Thinking Flesh [Tape Loop Orchestra]

Que serait un pot-pourri sans la présence d’Andrew Hargreaves ? Après sa série Interiors, dédiée à l’exploration de pièces vidées de ses habitants, et surtout de l’écoute de ces espaces pour tenter d’y détecter les échos vestiges de ces vies passées, Tape Loop Orchestra propose le diptyque Returning qui se recentre sur l’auditeur, dans ses habituelles longues méditations gravitant sans trop s’y approcher des thèmes de la conscience et du lien entre le corps et l’esprit. La patte sonore de l’artiste se voit toujours étoffée de voix fantomatiques, tantôt proches et claires, tantôt prêtes à s’évaporer vers un autre niveau de perception. On découvre cependant une nouvelle facette percussive, distante et étouffée, qui donne l’étrange sensation d’être au centre d’une cérémonie possiblement tenue afin de réunir notre enveloppe charnelle et notre âme ; ou peut-être que l’objectif est précisément le contraire. L’impression de s’éloigner du sol évolue avec la disparition des rythmes et l’arrivée de phrases mélodiques évasives, et finiront de convaincre que la réponse aux interrogations d’Andrew Hargreaves dépasse ce qu’il nous offre ici, et nous suggère de chercher encore plus loin notre propre vérité.

21/08 Chronovalve – Light [Home Normal]

Il n’y a certainement rien de révolutionnaire dans la vision de l’ambient de Light. Mais pourquoi devrions-nous toujours chercher de la nouveauté pour être excité, secoué, touché ? Ce second album de Chronovalve, sept ans après Trace of Light, suit les pas de son grand frère, mais dévoile en écho de son titre des paysages plus clairs, plus détaillés, et donc forcément plus grands en son sein. On recroise des cordes et des pianos dilatés à l’extrême, mais les trames mélodiques optimistes respirent les panoramas inondés par le soleil et parsemés de vie en leurs moindres interstices. Un album sans aucune prétention qui accompagnera idéalement vos moments les plus hédonistes.

27/08 Valance Drakes – Freedom Is Its Own Kind of Salary [Laaps]

Eilean Rec. est mort, vive Eilean Rec.. Après 100 sorties, le label a terminé son aventure en décembre 2019 ; il n’en fallait pas plus à Mathias Van Eecloo pour lancer dès le mois suivant un nouveau label avec un nouveau concept, toujours en 100 éditions programmées. Avec un peu de surprise, on croise dans le panel d’artistes de cette année Valance Drakes : sculpteur de rythmes brisés du turfu qui pétillent de détails imbriqués dans d’autres détails, il continue de dépeindre dans Freedom Is Its Own Kind of Salary un univers aux reflets urbains plein de sagesse et de complexité, grâce à une vision unique d’un hip-hop instrumental infusé d’accents IDM qu’on ne croise toujours pas ailleurs. Il y a une richesse retenue dans chacune de ses compositions qui force le respect, et on est transporté dans une bulle où les environnements saturés se conjuguent en émotions, et où les émotions construisent à leur tour de nouvelles bâtisses, en un cercle exponentiel que vous seuls pourrez définir comme vertueux ou vicieux. Un être vivant en huit parties qui respire la lumière et l’obscurité de l’existence, traversé par des idées sans filtre exposées à la lumière de néons agonisants, et errant sous une pluie éternelle qui a toujours été le plus confortable des refuges.

04/09 Kangding Ray – 61 Mirrors / Music for SKALAR [ara]

Plus franchement bousculé par ce que David Letellier propose depuis plusieurs années, je regarde encore régulièrement par dessus mon épaule avec Solens Arc ou Or en me disant que oui, le gars a quand même eu de sacrément beaux moments dans une vision de la techno qui dépasse les bornes habituellement fixées au genre. Et sans prévenir, on me conseille de donner une chance à 61 Mirrors / Music for SKALAR, la bande son ubiquiste d’une installation incroyable où jeux de lumière et chorégraphies spéculaires s’exprimaient en une expérience synesthésique hors de ce monde. Réadaptée pour une écoute à la maison, la musique m’a rappelé tout ce que j’aimais dans mes productions préférées de Kangding Ray : une tension sourde qui vibre en résonance sur le fin pont étiré entre les vagues subhertziennes et le grésil des hautes fréquences, amplifiée par les arpèges mélodiques qui finissent aspirés sans prévenir dans les silences les plus justes. Un monde à part entière qui a toujours semblé être une fenêtre entrouverte sur un futur alternatif, à la fois intimidant et obsédant. Une prophétie chromée dans un panorama embrumé, qui laisse de temps à autre filtrer un reflet métallique comme balise à suivre pour quitter momentanément un présent assomant. Super classe et poli à la perfection, c’est le genre de projet qui fait vraiment regretter qu’on ne puisse plus voir de telles idées s’exprimer dans des espaces pour lesquels elles sont imaginées.

13/09 Phil Tomsett – The Sound of Someone Living [Facture]

Plutôt habitué à chercher les chorales aux tons lyriques chez Giulio Aldinucci, The Sound of Someone Leaving est sorti de nulle part et m’a immédiatement mis ce genre de claque sournoise qu’on ne voit pas venir. Sûrement parce que l’inspiration profonde de cette musique provient des mêmes territoires ravagés dont j’essaye moi-même de m’échapper depuis quelques temps, rongé par le vide résultant d’une absence insupportable. Une coquille emplie de regrets, de tristesse et hantée par les échos spectraux et distordus des souvenirs d’une vie qui ne sera plus jamais la même. Le violoncelle d’Aaron Martin catalyse encore plus cette douleur dans des saillies mélodiques qui laissent dans la chair des marques qui ne cicatriseront jamais vraiment, et la direction empruntée à partir de l’expiateur It’s Not an Escape, It’s a Release incite vraisemblablement à voir cette étape comme une transition vers la lumière et un renouveau, et non une finalité dans un puits de limbes. L’absence comme impulsion de renaissance et de transcendance de soi, plutôt qu’un désert aride de charbons ardents en attente de s’éteindre.

18/09 bvdub – Wrath & Apathy [n5MD]

Grosse année pour Brock Van Wey, dont j’aurais pu parler de manière aussi justifiée pour l’excellent Ten Times the World Lied et ses balades abrasives au bord du gouffre, ou encore la lumière aveuglante de la première sortie sur son nouveau label Silent Reign, Burn Back Time. Je suis de coutume bien plus touché par ses travaux ambient d’ailleurs, laissant encore plus de liberté à l’auditeur d’investir des territoires avec le moins d’accroches possibles afin d’avoir le plus de choix pour poser ses affaires. Wrath & Apathy fait figure d’exception, et offre un voyage introspectif dont les effets se voient démultipliés par la capacité naturelle de bvdub à fracturer les sols que l’on foule et d’en faire émerger des piliers solaires auxquels aucun sentiment négatif ne résiste. Loin de les ignorer, il utilise ce qui nous tracasse et nous maintient dans la grisaille pour le convertir en particules à haute énergie qui rendent meilleur tout ce qui reste sur leur passage. Toujours assez maximaliste et luxuriant dans ce qu’il produit, les rythmes ralentis de Wrath & Apathy finissent de parfaire ce que bvdub transmet dans cet album, qui se résume humblement dans cette phrase qu’il a choisie d’un de ses maîtres penseurs Haruki Murakami : « Ce ne sont pas leurs défauts, mais leurs vertus qui entraînent les humains vers les plus grandes tragédies« . Il y a dans ces mots autant d’ironie froide que de beauté sincère, et je ne saurai mieux décrire ce qui me traverse à l’écoute de ce magnifique objet que je place sans trop hésiter au sommet d’une discographie.

25/09 Pinkcourtesyphone – Leaving Everything to Be Desired [Room40]

Si les espaces négatifs de son Indelicate Slices n’étaient pas le dernier niveau de l’enfer pour tous les évènements qui n’ont pas eu l’occasion d’exister, Leaving Everything to Be Desired l’illustre certainement. Des tranches de vie oubliées au romantisme noir dont Pinkcourtesyphone ne cesse d’être le digne représentant, perdant son public dans des dimensions non-euclidiennes où de fugaces reflets de la réalité supérieure arrivent par intermittence à travers des éclats de miroirs brisés en suspension incertaine. Des échos lointains de nos désirs les plus fous, des boucles interminables de nos obsessions qui nous rongent et nous définissent. La bande sonore d’une condamnation à survivre, et à rêver de l’impossible.

02/10 Alejandro Morse – Aftermath [Dragon’s Eye Recordings]

Plutôt conditionné à trouver chez Dragon’s Eye Recordings des excursions minimalistes vers le microsound qui rappelleront Line, c’est avec surprise et plaisir que j’ai découvert ce Aftermath qui, tout en s’incluant parfaitement dans un catalogue assez calibré, explore paradoxalement des terres étrangères qui riment avec noise. Un conte en noir et blanc fait de mélodies étiolées qui s’écorchent sans fin dans une atmosphère saturée de fragments brisés de cristal, cherchant à rejoindre le bout du tunnel sans se rendre compte qu’elles ne suivent qu’un mirage. Une sensation de mèche qui brûle lentement par les deux bouts, la terreur de ne pas pouvoir échapper à ce funeste destin malgré toutes les contorsions dont nous sommes capables, et la libération tant crainte dans un final qui secoue les fondements du microcosme déséquilibré dans lequel Alejandro Morse nous a chahuté. Tectonique et aérien, glaçant et brûlant, effrayant et évident, y a dans Aftermath une culture silencieuse de la dualité qu’on retrouve chez les meilleurs.

10/10 Death Qualia – Fanged Contradiction [Ohm Resistance]

Hans Ruedi Giger, Zdzisław Beksiński et John Carpenter période The Thing font un long-métrage ensemble, quelle musique pourrait bien accompagner ce projet ? Peut-être Fanged Contradiction, dernière poutrelle organico-futuriste de Death Qualia. Une menace plane sans pitié au-dessus de nos têtes, grouille dans les conduits d’aération, infecte l’esprit de peur et d’insécurité. Les grondements mécaniques se confondent avec les râles de créatures inconnues dont nous sommes sans aucun doute la proie. Le sound design suinte l’acide par tous les pores, secoue les tripes sans ménagement avec sa bass music du turfu, et inverse les repères dans des envolées rythmiques qui se superposent aux battements cardiaques pour l’emmener à son explosion. Un album monstrueux qui appelle beaucoup de superlatifs à ses côtés, et essentiellement des bons.

16/10 Snowdrops – Volutes [Injazero Records]

Une magie électronique qui invoque l’union des éléments. L’expression de sentiments primordiaux dans une spontanéité extraordinaire. Des compositions dont la nature improvisée ou écrite à l’avance est impossible à déterminer, car elle transcende les simples étiquettes. Les émotions sont dans Volutes une étendue d’eau dans laquelle l’encre de nos expériences vient se diluer, formant grâce à des courants subtils et complexes de magnifiques fractales abstraites. Les conversations entre les différents instruments sont toujours calibrées à la note et au temps près, n’auront jamais besoin de mots pour nous faire comprendre leur évidence malgré leur apparente complexité. L’envol d’un commun accord entre musiciens dans Ultraviolet ou la tempête lacrymale du piano qui conclut Odysseus ne sont que deux exemples palpables de toute la beauté de cet album, bande son imaginée et imaginaire d’un film muet qui raconte le chemin vers une certaine forme de paix intérieure.

04/11 Martin Nonstatic – Treeline [Ultimae Records]

Dernier né de l’esprit de Martin Van Rossum, Treeline est à nouveau une réussite totale qui n’aurait probablement pas pu trouver meilleur berceau que chez Ultimae Records. Offrant toujours un ambient dubbé à la pointe de la technique, avec ses mediums à tomber par terre et sa myriade d’éléments sonores intriqués qui font douter d’être issus d’un cerveau humain, la palette de Martin Nonstatic s’élargit encore pour nous faire partager un voyage panoramique aux limites encore une fois repoussées. Vol stationnaire et silencieux au-dessus de paysages changeant à vitesse variable en fonction des amplitudes ressenties, Treeline est autant minéral que végétal, il puise sa force dans les cours d’eau qui serpentent en son sein mais aussi dans le coton des couches nuageuses qui les alimentent. C’est du downtempo, mais avec un twist IDM reconnaissable entre tous. Un travail complexe qui surprendra à chaque nouvelle écoute, et donnera cependant toujours l’impression d’être chez soi à sa lecture. Le champ de vision est très grand, le ressenti naturel, et on n’a pas fini d’avoir faim de découvrir ce que Nonstatic nous proposera ensuite (n’oublions pas les deux EPs Apana et Vyana qui forment un triptyque avec Treeline, d’ailleurs).

06/11 Ben Chatwin – The Hum [Village Green Recordings]

Des cordes qui laissent fondre leurs expressions lyriques dans un bruit de fond électronique menaçant. Une catharsis communicative qui donne envie de hurler sa rage à un monde qui n’écoute de toutes façons plus. Le soulagement de cette libération explosive, et toutes les raisons de se laisser à nouveau contaminer par les injustices qui n’ont que faire de nos besoins et nos désirs. Bien que les pistes se construisent un peu trop sur un même schéma facile de calme/moins calme/calme, la formule fonctionne et nous emporte dans ses sillons tumultueux, certainement car cette année passée aura plus que jamais réveillé des passions alimentées par la colère, qui trouvera dans The Hum de quoi s’épancher, et parfois se résoudre.

11/11 Richard Devine – SYSTIK [Bl_K Noise]

Je fais partie des gens qui ont du mal à supporter le son acid. J’ai toujours fait une exception notable à ce ressenti pour Carbon Based Lifeforms, qui a depuis longtemps transcendé le downtempo en étant toujours fidèle au Roland TB-303, mais à part ça, je résumerais ma sensation à « meh ». Difficile d’écarter un mec comme Richard Devine de l’équation cependant, quand il annonce la sortie d’un (gros) EP de jam là aussi acid de base, connaissant tout le passif en terme de sound design du gus ; de plus, Asect:Dsect et Sort\Lave continuent de truster tranquillement mes platines avec ce sentiment d’intemporalité palpable qui ne laisse pas indifférent. Essai transformé là aussi, avec une improvisation quasi-continue de 45 minutes qui mixe au calme une relique consacrée des musiques électroniques ayant fait la gloire des DJs des années 90, et toute la technique stratosphérique de production actuelle dont l’américain connaît tous les secrets. Ça part dans tous les sens, comme on peut l’attendre de la part d’un des plus grands sound designers de notre époque, sans jamais être trop, et on s’imagine bien se déhancher le boulard sur une piste de danse futuristique, sans jamais arriver à se fixer au rythme d’un seul élement sonore. Les lumières stroboscopiques produisent des couleurs qui ne portent pas encore de nom, on se perd dans les structures musicales hallucinées de Devine, et on prend conscience que le mec est déjà nostalgique du futur.

13/11 William Basinski – Lamentations [Temporary Residence Limited]

Ma capacité à absorber le dernier William Basinski dépendait trop des contextes où je l’ai apprécié pour être réellement un travail dont je me souviendrai sur le long cours, et il n’arrive objectivement pas au niveau des éternelles Disintegration Loops, ou encore de Cascade et A Shadow in Time, qui sont de fidèles compagnons de chevets depuis des années. Mais y a quand même des fulgurances qu’on ne peut pas ignorer sur Lamentations, à l’image de la solitude douloureuse d’un piano qui oublie d’oublier sur Tear Vial, les complaintes vocales qui conversent dans une boucle temporelle durant O, My Daughter, O, My Sorrow, ou le cadavre exquis Passio qui rappelle les meilleures heures de l’américain avec sa mélodie au bord de l’autodestruction. Peut-être que je préfère simplement les compositions marathoniennes dont Basinski est capable, et se distinguent particulièrement grâce à un médium qui bénéficie du temps qu’on lui donne pour exprimer toute sa fragile éternité. Mais y a quand même de beaux moments ici, donc soyez suffisamment curieux pour donner une chance à ce disque.

17/11 Subp Yao – Infra Aqual [YUKU]

On a déjà parlé de YUKU avec Balatron, je conforte ce que je pense de ce plaisir coupable avec Infra Aqual. Aquatique dans son inspiration originelle, cet album s’enfonce effectivement dans des profondeurs nouvelles, entre bass music versatile, stochasticité rythmique et drum and bass liquide qui infiltre les moindres interstices de notre corps. On ne tombe cependant jamais dans la facilité, Subp Yao jouant habilement avec les codes de tous les styles qu’il explore pour en créer de nouveaux. Ce qui fait finalement écho à ce qui l’a motivé à composer Infra Aqual, à savoir se rendre compte de l’existence de créatures et de processus extraordinaires qui existaient déjà bien avant qu’on ne les rencontre ou les imagine. Le résultat est un double LP qui prend en permanence à contrepied, pour le meilleur, de nos attentes de genres qu’on pensait connaître, souvent pour le pire. Comme Iðavöllur, il faut se plaire quitte à déplaire aux autres, et je n’ai aucune honte à aimer cet album qui défriche ce qu’on pensait savoir, aimer et détester de certaines niches musicales.

20/11 ASC – Isolated Systems [Samurai Music]

Merde alors, la jungle, ça existe encore en 2020 ? Faut croire que l’ultra-prolifique James Clements n’est pas au courant, parce qu’il vient de sortir un nouvel OVNI qui remue pas mal de préjugés qu’on peut avoir. Dans une lignée distante de ses exceptionnels albums de la série Realm of, il tricote ses fils d’une manière qu’on n’aurait pas imaginé avant de l’entendre, et propose un triple LP bien lourd qui vous tabasse les lombaires à coups d’amen break et vous noie dans une luxure rythmique absolument folle. C’est excessivement inspiré comme boulot, et me fout les mêmes frissons que Realm of the Infinite qui est un des rares objets qui me fait encore considérer la techno comme un genre ayant quelque chose à dire. ASC continue d’exprimer ce pouvoir étrange qui consiste à insuffler de la vie dans ce qu’on pensait plus ou moins enterré, et Isolated Systems ne manque pas de nous montrer que la collision entre les époques n’est ni une légende à moitié oubliée, ni un rêve de lunatique.

20/11 Constantine Skourlis – Eternal Recurrence [Bedouin Records]

Hades nous avait déjà laissé paralysés dans ses cataclysmes cavernicoles, alimentés par un présent douloureux et des incertitudes sur les époques qui l’entouraient. Eternal Recurrence semble être l’arbre né dans les profondes grottes de Hades, celui qui a grandi dans son obscurité permanente, mais dont les racines puisent leurs forces encore plus profondément dans le Tartare. Une douleur évidente semble filtrer de ce dernier travail de Constantine Skourlis, entouré de quelques collaborateurs dont il est le chef d’orchestre de l’ombre, et s’exprime dans les chapitres les plus énergétiques : l’ouverture rituelle par les percussions impitoyables du justement nommé Collapse, la dissolution en antimatière du piano dans les cordes d’un halldorophone durant Reality Cancelled ou la destruction des sens dans l’explosion texturale de Destroy False Idols n’y échappent pas. Mais Constantine évite de tomber dans le piège de la violence absolue en balançant le propos dans des silences vertigineux qui mènent naturellement l’esprit à regarder son reflet, à s’interroger, et à réaliser que les réactions instinctives à la course forcée au sommet d’une falaise est une chute infinie vers les limbes, durant laquelle une terreur liquide a tout le temps d’infiltrer nos pensées. Suite parfaite à Hades, donc, forcément infusée de toutes les frustrations, les injustices et les tragédies apportées par l’année passée. Et elles semblent être un carburant extraordinaire pour le grec qui persiste à composer des musiques puissantes, sans concession, et touchant juste car elles ne sont qu’une vision éclairée de la vérité.

20/11 Sam KDC – A Mutiny in Monochrome [Horo]

Dans la directe lignée du Omen Rising paru l’année dernière, Sam KDC poursuit sa narration sur les sols ravagés d’une techno asymétrique que vous aurez peut-être déjà rencontrée chez ASC ; rien d’étonnant vu que les deux gaziers se connaissent depuis belle lurette. A Mutiny in Monochrome est d’ailleurs sorti le même jour qu’Isolated Systems, si ça c’est pas une preuve que ce sont des bros. Rythmiques martiales, pitchs savamment étudiés et textures infectées omniprésentes, les quatre compositions sont intransigeantes et obsèdent, font du bien là où ça fait mal, et paraissent émerger d’une boîte de nuit installée à quelque part dans le purgatoire qui a ouvert un velux pour nous inciter à descendre voir comment le diable fait la fête. Là aussi, le genre de techno que j’ai encore envie d’écouter en 2020 ; les quatre dernières minutes de Snake Pit sont notamment un magistral banger sous adrénaline qui vous met dans la peau d’une proie voulant échapper frénétiquement à une meute de démons surexcités. Et qu’est-ce que c’est jubilatoire.

30/11 Franck Vigroux – Ballades sur lac gelé [Raster]

Hommage complètement assumé à Mika Vainio, ce Ballades sur lac gelé n’avait même pas besoin de reprendre les codes du finnois pour le dire, tant Franck Vigroux avait déjà naturellement créé son propre univers à partir de fondations similaires, à savoir une réduction du matériel utilisé, une expression musicale tant minimale que maximaliste, et un sens aigu des dissonances croisées et des structures musicales marginales. Vous savez déjà à quel point je voue presque un culte à l’héritage laissé par le français à ces musiques électroniques sans compromis, et cette dernière sortie chez Raster ne déroge pas à la règle. On pourrait dire que le cahier des charges est coché, mais ce serait réduire un disque fantastique au rang d’anecdote, ce qu’il est loin d’être ; à n’en pas douter, l’exigence déjà établie par Vigroux envers son propre boulot mais aussi envers son auditoire bénéficie de toute la science infaillible de la production du label allemand, et jamais les couches sonores n’auront été aussi claires, malgré quelques déflagrations pour lesquelles on avait bien sûr pris rendez-vous (non mais Cygnus X-1 et Atotal quoi) mais sans s’être préparé à distinguer chaque shrapnel dans leurs ondes de choc. La construction de la tracklist est toujours intelligente, alternant brillamment les temps forts qui brûlent la peau et les muqueuses avec des interludes bien plus tendus, aux airs de menaces pernicieuses qui n’attendent qu’un instant d’inattention pour mordre à la carotide. Un nouveau voyage aux frontières de ce que vous pourrez supporter, mais je vous jure que la récompense finale est immense. Et le morceau bonus de la version digitale vaut aussi le détour, si vous l’achetez sur le shop en ligne de Raster.

30/12 Hotel Neon – All Is Memory [Facture]

Ça faisait longtemps qu’un album d’Hotel Neon ne m’avait pas touché ; ça faisait aussi longtemps que l’idée qu’ils se répétaient sans jamais faire mieux que leur premier travail éponyme planait. Par hasard, je tombe sur All Is Memory, et même si on est toujours à des lieues de la magie du travail originel, j’ai enfin eu l’impression que la musique n’était pas qu’un simulacre d’elle-même, mais qu’elle vivait, qu’elle respirait à travers le souffle permanent qui habite ici chacune de ses secondes. Le mastering par Rafael Anton Irisarri n’y est peut-être pas pour rien, mais je suis content d’être à nouveau touché par ce groupe, qui m’avait fait forte impression il y a cinq ans, et continue d’accompagner mes expéditions nocturnes entre veille et sommeil. Léger et sans prétention, on trouve tout de même une certaine grandeur dans des pistes comme Toward a Distant Shore ou A Possible Past, élevant l’esprit au-dessus des nuages pour oublier le quotidien et savoir qu’il y a toujours un refuge, à quelque part en nous, où l’on trouvera la sérénité.

Dotflac

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