Kentaro Hayashi – Peculiar | Tetrahedron

PeculiarOpal Tapes se déchaîne dernièrement, et semble prendre un tournant dangereusement intéressant vers les franges plus texturées des musiques claires / obscures. Selm avait déjà marqué un beau point sur les rives de la rhythmic noise, et l’ambient croustillant de Kagami Smile, très inattendu sur le label anglais, force la curiosité sur ce virage stylistique des mieux inspirés. Aujourd’hui, on va célébrer le nez creux de Stephen Bishop, qui a flairé une pépite sonore au Pays du soleil levant. Si Peculiar n’était pas apparu chez Opal Tapes, il y a fort à parier qu’il serait resté un objet confidentiel, comme c’est souvent le cas avec le Japon. Et franchement, ça aurait été dommage de rater l’occasion de se prendre une branlée aussi monumentale, parce que Kentaro Hayashi est un artisan aguerri du son qui tâche et qu’il fréquente des pontes du genre ; ce n’est pas un hasard si Merzbow et Jim O’Rourke remixent ici deux pistes, il y a accointance. Bref, Peculiar sort de son quasi-anonymat et en profite pour passer au double vinyle, dans une version étendue de l’originale.

Dès le départ, on sent la volonté de ne faire aucun compromis. Gargouille me rappelle Microscopium Recurse de Richard Devine, sur Sort\Lave : un énorme doigt d’honneur qui semble placé là pour faire directement le tri des auditeurs. Un avertissement pour dire à tous ceux qui se feront submerger qu’il vaut mieux retourner à l’abri avant de sombrer complètement dans ce qui va suivre, et une invitation en bonne et due forme aux fêlés du casque en recherche de leur fix de sensations fortes à continuer l’expérience, car ils ne la regretteront pas. Gargouille donc, énorme mornifle ambiento-noisy-concrète qui pourrait être le rejeton mutant des liturgies électroacoustiques abrasives de Giulio Aldinucci, et de la débauche de textures électriques sauvages qu’on pourrait associer sans honte à Pan Sonic. Un horizon sonore étiré entre les antipodes de la culture bruitiste nipponne et celle des sound systems bristoliens. Ça râpe les esgourdes dans l’extrémité haute du spectre sonore et déplace les organes internes grâce à un travail furieux sur les basses fréquences telluriques qui explosent à chaque kick. Ces fusions des genres et des influences bourgeonnent en mirages acoustiques entre réalité fantasmée et imagination intimidante, pont virtuel entre des époques et des visions d’un futur dépouillé. Hésitation entre organique et mécanique, jonction entre cieux et abysses avec nous, pauvres êtres fragiles, témoins de ces échanges dantesques sur une terre en ébullition.

Une violence sonore dispensée avec beauté dans des amplitudes et un équilibre parfaits, et seront forcément mieux appréciées sur système ouvert à la hauteur du skeud ; les grands écarts permanents de Vakuum ou Anabiosis en sont quelques preuves par le son, conduits par des rythmes bradycardiques qui profitent de cette théorie maintes fois démontrée que le ralentissement du tempo est la meilleure manière de rendre ce type de projectile balistique encore plus destructeur. Bien que les pistes frontales écorchent méthodiquement l’épiderme par leur bipolarité évidente, on est régulièrement pris à contre-pied par des moments de tension intenses, qui me rappelleront ici la recherche éternelle des contrastes dans la forme mais aussi dans le fond de Franck Vigroux. Des interludes qui n’en sont pas et rampent de façon monstrueuse dans les angles morts, disparaissant de notre champ de vision dès qu’on cherche à les observer, et se replaçant derrière notre épaule droite le temps d’un battement cardiaque, tels des prédateurs des ténèbres. Des prédateurs de nos ténèbres, sournois, malfaisants, opportunistes. Nos pires amis, nos meilleurs ennemis. Les voix qui sabotent la recherche de sérénité, le genre d’esprit malin qui serait capable de sauter dans le vide et de s’annihiler tant qu’il aura réussi à nous enchaîner à son corps pour nous entraîner au fond avec lui, dans une stratégie autodestructrice à effet collatéral. Sur ce versant, les respirations drum’n’bass corrompues d’Arrowhead ou les ressacs menaçants d’Odyssey se posent en exemples d’ambiances aussi tendues que retenues, tout en sueurs froides paranoïdes et résonances rouillées dans des corridors souterrains claustrophobiques.

On se retrouve dans Peculiar au sein d’un tétraèdre régulier, dont deux faces représentent une sélection de nos aspects les plus sombres, et les deux autres sont leurs antagonistes directs. Lumière et obscurité, courage et fuite, transcendance et effondrement, faux confort et instabilité expiatrice. Le point que nous sommes dans ce volume peut se déplacer librement pour se rapprocher de trois de ses faces, s’éloignant alors mécaniquement de la dernière. Toujours une chorégraphie fragile entre le jour et la nuit, où tout n’est alors affaire que de choix à prendre et à assumer pour favoriser l’aube ou le crépuscule. La réalisation qu’on ne peut pas tout posséder et que des sacrifices sont inévitables pour stimuler la sérendipité qui nous anime. L’existence est ce jeu infini de pseudo-contradictions, parfois de purs paradoxes, et il reste à sélectionner la voie qui nous correspond le mieux ; pas de lumière sans ombre paraît-il, mais l’inverse est tout aussi vrai.

Peculiar, ou une allégorie de l’agitation de la vie ? Peut-être que non. Sûrement même. Mais pour moi, c’est le genre de musique qui me parle dans ces instants de doute et de remise en question, où la perte d’équilibre se traduit parfaitement dans ces compositions désaxées, riches en intensité et saturant les sens en une obsession qui frise l’obnubilation. Et comme dans nos circuits thymo-limbiques, on pourra voir dans cet album autant d’anxiétés persistantes que d’expressions cathartiques pour s’en détacher. À nous de faire pencher la balance.

Ne ratez donc pas ça, déjà qu’Opal Tapes a fait l’effort de nous le dégoter.

Dotflac

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