Franck Vigroux – Totem | Comburant

Quand on est en période de doute, on a tendance à tourner vers ce qu’on connaît le mieux pour se retrouver. Et quand on est en période de disette, 2019 n’étant pas particulièrement un grand cru jusqu’à maintenant, quel plaisir non-dissimulé de pouvoir reprendre l’exercice désormais fugace de la chronique sans regrets. Pour ce seul papier printanier, on causera donc d’un habitué de nos lignes, héros discret d’au moins deux tiers de la rédaction lorsqu’on aborde le sujet de la musique électronique tangente, le français Franck Vigroux. Personnellement découvert en duo avec Mika Vainio sur Peau Froide, Léger Soleil, et confirmé comme un indispensable dans une audiothèque digne de ce nom avec Rapport sur le Désordre et Barricades, ces deux derniers exploraient respectivement l’un et l’autre les mécanismes exogènes et endogènes d’une certaine forme de corruption profonde de la nature humaine et de sa dérangeante réalité. Et que ce soit le cas ou non, le dernier missile de l’artiste s’inclut pour moi directement dans cette lignée musicale ; voici donc Totem, première sortie du label Aesthetical, petit frère inattendu du canado-germanique Cyclic Law, assis dans des territoires autrement plus dark ambient et drone depuis plus de 15 ans.

Totem me donne l’impression de compléter une trilogie aux côtés des deux albums précédemment cités. De clôturer un cycle dont chacun de ses éléments est alimenté en proportions variables par les autres. Inspiré par la propension naturelle de l’Homme à s’incliner devant emblèmes et idoles à travers son histoire et l’envie de dépeindre sa propre interprétation de la mythologie, le disque prend pour moi tout son sens dans le monde moderne, celui où les croyances historiques se diluent progressivement dans l’inconscience collective et se font remplacer par leurs simulacres artificiels. L’irrationnel du passé et ses fidèles lorgnant avec espoir vers les cieux fait place au déraisonnable du présent, et à ses esclaves aux regards baissés vers des divinités tenant au creux de la main. Ce glissement vertical de la foi est paradoxalement dominé par l’absence de repères stables. On obtient ici le troisième élément d’un triangle du feu inextinguible dont nous sommes les seuls responsables, où Rapport sur le Désordre est la source de chaleur externe qui démarrait une réaction chimique exothermique, où Barricades est le combustible malléable à fort pouvoir calorifique, et Totem le comburant omniprésent catalysant les deux autres dans son rayon d’action. Un feu de Bengale, un esprit vérolé et un environnement en apoptose, cocktail équilibré pour pyromane des temps modernes.

On retrouve ici tout ce qu’on apprécie de la musique de Franck Vigroux, celle qui tantôt corrige une scoliose à coups de botte dans les flancs puis masse l’oreille moyenne avec des gants en papier de verre, et tantôt se faufile sournoisement dans votre angle mort pour exacerber vos phobies et vos doutes, s’implante comme une tumeur maligne là où ne peut pas la déloger. Mais bien qu’on évolue en terrain connu, point de sensation de déjà-vu à l’horizon, ce que j’attribuerais (entre autres) bien volontiers à la longueur étendue de l’album par rapport à ce qu’on a connu dans le passé. Pour inaugurer Aesthetical, le français passe au format double LP, ce qui à mon goût manquait un peu sur les précédentes sorties pour déployer entièrement l’étendue de son talent. Une tracklist intelligente permet de récupérer de coups de caténaires sous tension sur l’échine (Capaupire) durant des instants de flottement plus atmosphériques mais toujours dérangeants (Frontières), les junkies de la violence acoustique se retrouveront autant dans des séances de matraquage organisé (Télévision) qu’au milieu de tempêtes de fréquences abrasives (Chronostasis Grand Finale) ; mention spéciale à Cris et son bouillonnement primordial enregistré tout droit dans l’antichambre de l’enfer, aux jolis airs d’hommage de Vigroux à la musique concrète d’un de ses papas spirituels Iannis Xenakis.

Personnellement perçu comme la réelle conclusion d’une approche narrative et acoustique singulière entamée il y a trois ans, Totem fait en plus bénéficier ses deux grands frères de son aura, donnant plus de valeur à l’ensemble que la somme de ses parties, aussi délicieuses soient-elles à leur compte. Élever la dissonance au rang d’art, jongler brillamment avec les contrastes et surtout éviter le moindre compromis sans sombrer dans la facilité du bourrinage qu’un genre invite en permanence à choisir, le contrat est encore une fois rempli par l’artiste. J’espère que vous aimez bien un brin de napalm sur vos tartines beurrées du petit déjeuner.

Un peu de tout à prix raisonnable par ici.

Dotflac

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