Après des années à carburer à l’ambient provenant de tous les horizons, force est de constater qu’il est de plus en plus difficile pour moi d’être contenté par ce genre. Une certaine homogénéité semble en émerger au fil du temps, avec pour effet secondaire une lassitude progressive qui s’enracine dans ce qui a pourtant participé à me construire musicalement ces dernières années. Le revers positif de cette médaille, c’est que quand l’oreille est attirée par des sonorités qui sortent de ce cadre lisse, c’est presque à coup sûr un voyage extraordinaire prêt à se déposer au creux de la main ; le retour de Rafael Anton Irisarri chez Room40 en est assurément un.
Comme ses trois précédents albums sortis sur le label de Lawrence English, Solastalgia est imprégné par les changements environnementaux et leurs conséquences, réelles ou imaginées, sur notre vision du monde et notre adaptation à celui-ci. Pas vraiment associée à la géographie ou la topographie, mais plus particulièrement attribuée aux modifications climatiques drastiques que nous vivons actuellement, la solastalgie est un mot récent définissant une certaine détresse existentielle induite par ces changements contemporains, et indirectement par les enjeux écologiques qui lui sont liés. Un sujet, de nos jours, tout à fait indiqué pour un artisan de l’ambiguïté comme Irisarri, funambuliste émérite avec sa musique aux issues se voulant volontairement variées, et malgré tout implicitement engagées dans une direction qu’on devine entre les lignes de ses partitions agitées.
Il y a une beauté incomparable dans les sons du nord-américain, du genre qui balance avec incertitude entre deux extrêmes inconfortables et trouvant par miracle un point d’équilibre prêt à chaque instant à basculer dans l’oubli ; une caractéristique pour moi indispensable à un travail instrumental digne de ce nom afin de bousculer un genre qui s’essouffle de plus en plus. La terre tremble et se réveille avec fracas sous nos pieds, mais la possibilité d’échapper à sa colère en s’envolant dans les vents septentrionaux sourit aux audacieux. Le feu d’un jugement final brûle de saturation chaque pièce magistrale de cet album, mais malgré sa brutalité, la marée pourrait endiguer l’incendie dans une stratégie de destruction mutuelle. La violence est palpable dans les ressacs texturaux qui égrènent nos certitudes dans ses baïnes affamées, mais le murmure rassurant d’une promesse qui pousse à ne jamais abandonner nos espoirs les plus fous se devine dans l’écho fantomatique de mélodies lacrymales. Le constat pragmatique que nos craintes de l’avenir deviennent chaque jour un peu plus palpable affronte la volonté paradoxalement inflexible que rien n’est immuable si on le désire assez fort. L’hésitation permanente que provoquent les mélopées viscérales saturant l’espace de chaque composition de Solastalgia se retrouve face à deux propositions : comment dire si elles viennent illuminer l’obscurité telles des phares salvateurs s’invitant dans les tumultes bientôt inarrêtables de l’ouragan, ou si elles se font doucement effacer de l’existence dans les tempêtes de sable que l’on a engendrées et qui les dévorent ? La seule certitude est qu’une des deux réponses se réalisera quoi qu’il arrive, et le désir d’Irisarri est de nous pousser à décider de notre futur plutôt d’attendre que le futur décide pour nous. Et c’est tellement bien exécuté qu’on en pardonne le pathos débordant de cet album ; faire face à l’immensité des vagues de Decay Waves ou le partager le chagrin de Black Pitch et sa mélodie accablante suffira à vous en convaincre.
Définitivement ambivalent dans la forme et doux-amer dans le fond, on reprend aujourd’hui l’histoire presque là où A Fragile Geography nous avait laissé, dans un état de transition instable et à l’optimisme contenu. Plus que jamais, Solastalgia touche par sa facilité d’approche mais n’agace jamais par facilité de composition, nous séduit dans sa grandeur évidente mais ne nous perd pas dans une grandiloquence rédhibitoire. Rares sont les compositeurs à savoir aussi bien jouer avec les contrastes et les amplitudes sans tomber dans l’ostentatoire, encore plus lorsqu’ils expriment un scepticisme latent sur des décennies qui se profilent comme les plus importantes de leurs principaux acteurs, pour le meilleur et pour le pire. Plus simplement, Solastalgia se pose comme la sortie ambient de ce milieu d’année, sans modération.
Du digital ici, ou un peu de vinyles par là. De rien.
Dotflac