Au moins deux tiers de la rédaction tartinesque frissonne à l’évocation de son nom. Ça pourrait être Mika Vainio ou Franck Vigroux, mais on va vous causer aujourd’hui de Samuel Kerridge, l’enfant terrible de la scène électronique mancunienne. Sans trop s’étendre sur son cas déjà présenté dans nos lignes, on essayera de résumer ses faits d’armes a des approches singulières d’une certaine frange de la musique à relents industriels, visiblement toujours avec un peu d’avance sur son temps. Cela signifie aussi un besoin viscéral de se renouveler d’une manière ou d’une autre, et aujourd’hui, The Other se place sous le signe de la collaboration, faisant appel aux service vocaux de Taylor Burch, collègue de chez Downwards et elle aussi affiliée aux musiques post-machin qui semblait faite pour offrir son talent sur l’album du jour.
On note dès la première écoute un substantiel changement de forme musicale, plus contenue, plus restreinte que ce que Kerridge a pu nous offrir par le passé. Mais ce qu’il perd (très relativement) en puissance de frappe et en amplitudes extrêmes, il le gagne en tension intrinsèque et en proto-mélodies anxiogènes. En complexité rythmique également, sûrement inspirée par les EPs sortis plus récemment (en particulier The I Is Nothing), mais dans un équilibre entre fidélité au passé et volonté de nouveauté qui ne m’a pas autant plu depuis Fatal Light Attraction. Une asymétrie sous stimulants, catalyseurs de neurotransmetteurs et excitant toutes nos synapses de manière synchronisée (Transmission 7 quoi) pour essayer de voir au-delà de nos préconceptions dans une transe artificielle. Une autre caractéristique qui m’a toujours séduit chez l’artiste est son usage tangent de la voix dans des compositions inhospitalières, pourtant loin d’inviter naturellement une présence humaine en leur sein. D’où sa distorsion la rendant à peine reconnaissable et rarement intelligible à travers des saillies vocales filtrées à la rouille et la laine de verre, posant une ambiance de fin du monde imminente à chaque tournant.
Inversion des perspectives dans The Other, où la prose égale de Taylor Burch invite une voix féminine claire et volontairement froide sur sept morceaux aux inspirations variées, mais à la cohérence évidente. Son texte provient de l’enregistrement vidéo « Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000 », où l’artiste multi-disciplinaire fait part en 1962 de ses idées et conseils à la jeunesse du troisième millénaire entre poésie et philosophie, entre espoirs un peu fous et conjectures loin d’être inconsidérées. Burch en réinterprète des extraits qui pourraient résonner tels des transmissions de post-vérité entre les constructions infinies d’une mégapole futuriste noyée sous une pluie éternelle, prenant place dans une société lissée et dystopique. Un visage trop humain est affiché sur des écrans gigantesques et martèle ses messages au ton prophétique vers les foules à ses pieds qui n’osent plus lever la tête vers le ciel, dans un environnement qui évoque sans équivoque un avenir où des géants de béton s’élèvent pour défier des dieux anachroniques, où une intelligence artificielle sentiente dirige désormais des esprits devenus binaires et superposables, où la vie est une survie et la conscience déçoit.
Les phrases ne font même plus sens à force d’être répétées ad nauseam, et pourtant, le discours visionnaire de Cocteau à travers la bouche de Burch semble plus que jamais actuel, suggérant sans détours que le futur n’est pas forcément compliqué à imaginer car l’humanité n’est peut-être finalement qu’une affaire de cycles plus ou moins longs, indépendamment des avances qu’elle a réalisées et utilisées. Serait-il donc vrai que le progrès puisse être le simple développement d’une erreur dans ce qui n’a que la forme d’une boucle ? Ce qui nous rapproche du point que je trouve le plus intéressant dans ce discours associé à The Other : il y est question du poète qui n’est pas l’auteur de ce qu’il exprime, mais simplement la main d’œuvre d’une force supérieure intemporelle qui l’habite. Le parallèle avec les artistes en général semble évident, et celui entre Taylor Burch et ce que Cocteau a déjà transmis d’un autre dans le passé se profile en un endroit à la croisée des paradoxes. L’inspiration originelle n’est qu’une expiration adaptée au fil du temps, l’expression individuelle pourrait se résumer à un message universel communiqué différemment, l’Autre qui est au centre du projet m’est inconnu mais m’utilise comme intermédiaire. Une mécanisation de l’artiste qui correspond parfaitement au traitement de la voix interprété par sa collaboratrice et à la zone de pénombre inquiétante empruntée par la musique de Kerridge.
The Other, c’est une prophétie rétrograde où prédire le futur revient à observer le passé, où l’Autre c’est certainement moi. Une autre manière de dire qu’on ne se connaît jamais assez, mais que Kerridge est toujours dans un turfu alternatif qu’on n’arrive pas bien à délimiter.
Vinyle et digital, c’est parti.
Dotflac